Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, le metteur en scène plonge la comédie de Marivaux dans un bain de noirceur et dissèque, de façon aussi cruelle que brillante, la mécanique du mensonge.
Chez Galin Stoev, le palais du Prince de La Double Inconstance n’a rien à voir avec une fastueuse demeure dont l’apparat n’aurait d’égal que l’apparente mansuétude de son propriétaire. Bien au contraire. Les murs y sont défraîchis, l’éclairage au néon un peu glauque, les infiltrations légion, et le tout donne au lieu l’allure de ces bas-fonds où, dans les meilleurs films d’horreur, se produisent les expériences les plus sombres, les plus cruelles et les plus viles. Pour ne rien arranger, l’endroit est placé sous haute, très haute surveillance. Une série de magnétophones à bande enregistrent ce qui s’y dit, un lot de caméras, plus ou moins discrètes, filment ce qui s’y joue et plusieurs écrans de contrôle retransmettent en direct les images capturées à la dérobée. Le dispositif technique n’est, certes, pas du dernier cri, mais sa vétusté renforce encore l’impression de clandestinité dans laquelle l’expérimentation humaine qu’est devenue la pièce de Marivaux paraît se dérouler, avec Sylvia et Arlequin comme objets d’étude non consentants.
Mis sous cloche par Le Prince et sa complice Flaminia, les deux amants apparaissent dans une cage en verre, à la manière de rats de laboratoire. Leur amour passionnel, de ceux qui électrisent les corps, est alors aussi sincère que leur environnement, fait de pelouse synthétique, de plantes en plastique et d’un somptueux paysage à l’esthétique trop romantique pour être réelle, est factice. Sauf que le souverain n’est pas décidé à laisser le tandem convolé en justes noces et souhaite ardemment que Sylvia, qu’il aime, lui revienne. Avec l’aide de son acolyte qui, elle, n’est pas insensible à ses charmes, il préfère utiliser la ruse, plutôt que la force, et échafaude un stratagème afin de mettre à l’épreuve, pour mieux la dissoudre, la relation entre les deux tourtereaux. Et l’issue semble déjà inéluctable : Sylvia se donnera au Prince et Arlequin à Flaminia, même s’il faut, pour cela, en passer par une série de faux-semblants et de mensonges, et user de tactiques à la lisière de l’humanité, avec le mépris de classe comme arme principale.
Loin d’une comédie pastorale aux mœurs légères, La Double Inconstance devient, sous la houlette de Galin Stoev, un Big Brother amoureux sans foi, ni loi, où tous les coups sont permis pour arriver à ses fins. Plutôt que le rire, le directeur du ThéâtredelaCité, où le spectacle a été créé en novembre 2019, cherche à faire monter la tension, renforcée par la scénographie au millimètre de son fidèle compère, Alban Ho Van. Tout, de la musique mi-baroqueuse, mi-électronique, de Joan Cambon aux lumières claires-obscures d’Elsa Revol, concourt à exacerber la férocité de la pièce, transformée en un fiévreux chaudron que le Marquis de Sade ne renierait pas. Car, en même temps qu’un bal de faux-semblants, Galin Stoev orchestre un bal sensuel, voire sexuel, où, à intervalles réguliers, les corps prennent le pas sur les esprits. Placés sous emprise, les personnages paraissent alors dominés par des élans pulsionnels qui, progressivement, les dépassent, altèrent leur jugement et leur font emprunter la mauvaise voie.
Surtout, le metteur en scène pousse les feux de la réflexion sur le mensonge, la vérité, et la post-vérité, conduite par Marivaux, et ose une direction d’acteurs à fronts renversés. De façon particulièrement troublante, les protagonistes semblent vivre pleinement, éprouver intensément, et de façon véritable, leurs sentiments lorsqu’ils sont dans le fausseté, et s’éteindre, voire sonner faux, au contact du vrai, comme si la mécanique mensongère pouvait, à elle seule, les faire jouir et exister réellement. Cette prouesse, qui redouble la cruauté en faisant du mensonge un berceau des sentiments plus naturel que la vérité, voire en l’instaurant comme condition sine qua non de leur avènement, Galin Stoev la doit à sa belle bande de comédiens capables, Mélodie Richard en tête, de se fondre dans cette dualité à contrepied. Sadique Flaminia, la comédienne mène une danse sans états d’âme, dans laquelle Maud Gripon, Thibaut Prigent et surtout Clémentine Verdier, dans leurs rôles respectifs de Sylvia, d’Arlequin et de Lisette, s’embarquent avec aisance. Jusqu’à la scène de destruction finale où, alors que tout un chacun est arrivé à ses fins, ne reste plus qu’un vaste de champ de ruines où Sylvia et Arlequin sont aussi dévastés que Le Prince et Flaminia sont blasés. Comme si le jeu valait, cette fois, davantage que la chandelle.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Double Inconstance
Texte Marivaux
Mise en scène Galin Stoev
Avec Léo Bahon, Maud Gripon, Aymeric Lecerf, Thibaut Prigent, Jean-Christophe Quenon, Julie Julien et Mélodie Richard en alternance avec Clémentine Verdier
Scénographie Alban Ho Van
Vidéo Arié van Egmond
Lumières Elsa Revol
Son et musique Joan Cambon
Costumes Bjanka Adžić Ursulov
Assistanat à la mise en scène Virginie FerrereProduction ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie
Durée : 2h05
Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris
avec le soutien de l’Odéon-Théâtre de l’Europe
du 7 au 19 décembre 2021
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