Dans sa dernière création, la chorégraphe Ruth Childs questionne l’amusement avec quatre complices, danseurs et chanteurs, dans une ambiance grinçante. Ils déploient un cabaret déjanté et précis, où plaisir et malaise cohabitent pour montrer que s’amuser devient politique lorsque le monde est en crise.
Peut-on s’amuser quand le monde s’écroule ? Ruth Childs tente le coup avec Fun Times, entourée de quatre interprètes et complices. Cette héritière de la danse post-moderne américaine – sa tante n’est autre que la chorégraphe Lucinda Childs, grande figure du mouvement – explorait un répertoire de musique classique remixée dans le solo Fantasia (2019), puis criait une souffrance irrépressible dans Blast! (2022). Pour sa première pièce de groupe, l’artiste questionne la notion d’amusement, dans un cabaret décalé aussi précis que chaotique.
Difficile de résumer Fun Times, millefeuille où se superposent des couches de musique, de danse, de voix et de sens… On peut y voir un jeu vidéo vintage, style PAC-MAN : sur le rythme poussif d’un synthétiseur – petite phrase répétée à plusieurs endroits du spectacle –, les interprètes avancent sur le plateau en exécutant chacun un geste différent. À moins que ce ne soit un jeu d’énigme, un blind test musical où des phrases musicales de Mozart – l’ouverture des Noces de Figaro ou l’air du commandeur de Don Giovanni – côtoient des intros de chansons pop – Running Up That Hill de Kate Bush, Heart of Glass de Blondie, When Love Breaks Down des Prefab Sprout –, coupées net au moment où l’on pourrait les reconnaître ? On peut aussi y voir une mise en abyme de spectacle, évoquée par deux portants façon rideaux de scène, qui permettent apparitions et disparitions, et des costumes en camaïeux de rouge, différents pour chaque interprète : t-shirt en latex, souliers vernis, lentilles colorées ou top à sequins.
La composition de la pièce, fragmentée, rappelle les procédés de la danse post-moderne : l’ajout d’un geste après l’autre, au fur et à mesure, pour créer une chorégraphie. Ici, chacun apporte un geste, mais aussi un son, un rythme, une tessiture, pour former un ensemble chorégraphique et polyphonique. Les univers singuliers de tous les interprètes coexistent pour donner naissance à un collectif qui joue des décalages. Car Fun Times n’est pas non plus de l’ordre de la franche rigolade. Malaise et humour grinçant prédominent, tant dans les harmonies dissonantes des voix que dans les coupes brutales qui séquencent la pièce.
Entre l’insouciance des années 1980 – préfigurées par la musique et l’ambiance jeu vidéo – et le monde actuel, il y a un fossé que ce collectif essaie de traverser. Comment s’amuser lorsqu’on est conscient du désastre écologique, des guerres actuelles, de la montée des gouvernements d’extrême droite ? Est-ce que prendre du plaisir devient alors un acte politique, un sursaut vital ? Ici, c’est peut-être à travers le collectif que Bryan Campbell, Ruth Childs, Karine Dahouindji, Cosima Grand et Ha Kyoon Larcher trouvent une réponse. En témoignent des passages de libération joyeuse : s’escalader les uns les autres au sol pour profiter de la lumière d’un spot, se recouvrir de cotillons ou arborer de grands jetés enfantins. Avec ce cabaret minimaliste et étrange, ce groupe déjanté invente un espace de liberté pour embrasser la complexité des émotions qui émergent quand le monde est en crise.
Belinda Mathieu – www.sceneweb.fr
Fun Times
Chorégraphie (en collaboration avec les danseur·euses) Ruth Childs
Avec Bryan Campbell, Ruth Childs, Karine Dahouindji, Cosima Grand, Ha Kyoon Larcher
Direction technique et création lumière Joana Oliveira
Recherche et création sonore Stéphane Vecchione
Assistante Flow Marie
Costumes Tara Mabiala
Scénographie Melissa Rouvinet
Œil extérieur Madeleine Fournier
Coaching vocal Bertille PuissatProduction Scarlett’s
Coproduction Pavillon-ADC, Genève ; Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne ; Atelier de Paris/CDCN ; CCN2 Grenoble ; Centre chorégraphique national de Caen en Normandie dans le cadre du dispositif Accueil-studio/ministère de la Culture ; Dance Reflexions by Van Cleef & Arpels ; Loterie Romande Fondation d’aide sociale et culturelle du Canton de Vaud ; Fonds culturel de la Société Suisse des Auteurs (SSA) ; Fondation Mécénat SIG ; Fondation Ernst Göhner
Soutien Agora, cité internationale de la danse, MontpellierRuth Childs est artiste associée au CCN2 Grenoble, dans le cadre du dispositif soutenu par le ministère de la Culture et de la Communication français (2023-2024). La Cie Scarlett’s/Ruth Childs bénéficie de la convention de soutien conjoint Ville de Genève/Canton de Genève/Pro Helvetia (2024-2026).
Durée : 1h10
Vu en octobre 2024 à l’Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne
L’Atelier de Paris / CDCN, avec le Centre culturel suisse, dans le cadre de la Swiss Dance Week
les 21 et 22 novembre
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