La MC93 de Bobigny reçoit Four Days in September (The Missing Comrade) de Wichaya Artamat, un spectacle thaïlandais qui séduit totalement, aussi bien pour l’originalité de sa forme que l’irrévérence de son ton, et qui se présente comme une véritable bouffée d’air au cœur du festival d’Automne.
Dans un camaïeu de couleurs flashy teinté d’onirisme et un amoncellement d’objets gonflables en tout genre, s’exalte l’énergie euphorisante d’un groupe d’amis réunis dans ce qui pourrait s’apparenter à un club de vacances, à une soirée karaoké, ou encore à l’intimité d’une chambre d’enfants avec ses peluches suspendues à des néons. Au cœur de cet espace qui se présente aussi bien comme un radeau, un refuge et un défouloir libérateurs, les protagonistes célèbrent l’anniversaire d’un vieux ventilateur perché au plafond, un objet symbolique puisque utilisé au quotidien par tous les thaïlandais. Ils forment une petite communauté allègrement chantante et subversive. Ils se goinfrent de bonbons, parlent à bâtons rompus, ne reculent devant aucune badinerie au sujet de leur identité ou de leur sexualité par exemple. Et ainsi, ils font de cet espace coloré un terrain de jeu fort animé où s’imposent une libre expression, l’affirmation d’un besoin d’affranchissement qui ne s’essouffle pas. Ce joyeux chaos se place aussi sous le signe d’une formidable étrangeté. Inexplicablement, les situations et les dialogues se répètent, les personnages disparaissent puis réapparaissent. L’un d’eux, Chuan, revient drapé d’une toge monastique lui donnant l’air d’un Bouddha de bande-dessinée.
Échoués sur le plateau blanc comme sur une banquise, des pingouins multicolores côtoient des petits canards éparpillés et de plus grosses structures telles un palmier, un arc-en-ciel, d’autres animaux géants. Un savant désordre catalyse l’énergie rieuse et facétieuse des comédiens. Et si la bonne humeur semble être le parfait moteur de la performance, elle voisine avec l’expression d’une peur panique qu’inspire le monde. De manière édifiante, une femme enceinte depuis presque trente ans raconte que son bébé demeure blotti dans son ventre et se retient de naître pour échapper à la crise et la déliquescence actuelles. Remontant jusqu’à la division de l’empire ottoman, la pièce fait défiler l’histoire de la Thaïlande émaillée d’une quantité de renversements politiques et de soulèvements sociaux. Aux antipodes d’un cours d’histoire plein de didactisme, c’est en privilégiant l’évocation rapide et sensible que la pièce s’emploie à lutter contre une tendance générale à l’effacement commémoratif et fait écho aux bouleversements d’un pays, et plus généralement d’un monde, en plein effondrement.
Four Days in September, dont l’intrigue s’étale sur une quarantaine d’années, de 1990 à 2032, se découpe en plusieurs temps. Chaque moment correspond à une date précise et marquante du fragile avènement de la démocratie en Thaïlande. Alors, se multiplient les informations, les allusions et les conversations pouvant paraître anecdotiques ou absurdes mais qui invitent à réfléchir sur la puissance oppressive et oppressante de l’état et ses effets sur les individus gouvernés. Une vibrante critique des rapports de force qu’exercent les dominants sur les opprimés se fait entendre. Le jeu intimiste et délicat, la belle et franche spontanéité des interprètes, font se mêler habilement l’histoire publique et la sphère privée. De cette fable débridée et déjantée, traversée d’autant de joie que de désenchantement, on retiendra l’élan qui traversent les corps et les voix pour tenter de conjurer le sort et la beauté d’un geste qui prône l’être-ensemble pour ne pas disparaître.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Four Days in September (The Missing Comrade)
[Théâtre]
Concept et mise en scène, Wichaya Artamat
Texte, Ratchapoom Boonbanchachoke, Wichaya Artamat
Avec Jaturachai Srichanwanpen, Nualpanod Nat Khianpukdee, Saifah Tanthana, Suranya Poonyaphitak, Witwisit Hiranyawongkul
Dramaturgie, Ratchapoom Boonbanchachoke
Scénographie et lumières, Pornpan Arayaveerasid, Rueangrith Suntisuk
Design cinétique, Laphonphat Duangploy
Son, Chanapon Komkham
Costumes, Nicha Puranasamriddhi
Maquillage, Punika Rangchaya
Images, Sina Wittayawiroj, The Art District86, FreeArts
Le Festival d’Automne à Paris est producteur délégué de la tournée française de ce spectacle.
La MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis et le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de ce spectacle et le présentent en coréalisation.
Production déléguée de la tournée française Festival d’Automne à Paris
Coproduction Kunstenfestivaldesarts (Bruxelles) ; Wiener Festwochen ; Black Box Teater (Oslo) ; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (Bobigny) ; Festival d’Automne à Paris
Coréalisation MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis (Bobigny) ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de l’ONDAThéâtre de Choisy-le-Roi – Scène conventionnée d’Intérêt National Art et création pour la Diversité Linguistique
8 Octobre 2021MC93– maison de la culture de Seine-Saint-Denis
13 au 17 Octobre 2021
Salut Christophe, super ton papier.
Ce qui est très chouette dans ce spectacle, c’est aussi qu’il reprend l’essentiel de la polysémie des récentes manifestations thaïs : la présence des canards en plastique n’est pas du tout anodine, puisque c’est avec des bouées en forme de canards en plastique jaune que les manifestants se protégeaient des jets d’eau bleue puante que leur envoyaient les policiers (avant que les manifs soient interdites pour protéger les manifestants du Covid). Tu noteras aussi que pas une fois le spectacle n’évoque le vrai problème, celui dont aucun thaï n’a en fait le droit de parler (parce que crime de lèse-majesté), d’où les multiples références à Harry Potter, que les manifestants ont également utilisées. Le spectacle est très politique en ce sens : il reprend l’absurdité d’une situation politique, où l’ennemi ne peut être défini par son vrai nom, et, dans ses modes de représentation, il adopte l’esthétique des manifestations de Bangkok. Dernier truc : le code de jeu des comédiens, qui a beaucoup horripilé mon voisin, est directement inspiré des comédies télé et ciné thaï, très potaches, complètement étrangères à nos codes de jeu français, et où se croisent le boulevard et la comedia dell arte, parfum curry vert. Et donc oui, pour te rejoindre : ce spectacle est une réussite, et ouvre un bel (et très joyeux) espace de pensée.