À Bordeaux, le festival des formes courtes Trente Trente fête sa vingtième édition, il se déroule jusqu’au 2 février 2023. Étranges et déconcertantes, les cinq performances découvertes vendredi 20 et samedi 21 janvier n’en étaient pas moins réjouissantes.
Il s’en passe des choses bizarres au festival Trente Trente. Des choses belles, parfois. Intimistes, souvent. Drôles, par moment. Mais bizarres… Toujours vraiment bizarres… Dédiée à la forme courte des Arts Vivants, la manifestation bordelaise souffle ses vingt bougies (quand même…). Mais celle-ci continue d’afficher, envers contre tous, une programmation défricheuse et résolument underground. « Un bon spectacle est un spectacle qui dérange, commente son directeur artistique Jean-Luc Terrade. Contre une culture qui se consomme à la pelle et l’idée d’un public, saturé et passif, qui finirait par ne plus rien éprouver, je défends des créations qui bousculent et des performances qui clivent. » Eh bien… Mission accomplie. Nous fûmes dérangés… Nous fûmes bousculés, et même clivés en notre for intérieur. Cette immersion de 24 heures au « trente trente » n’aura ménagé ni nos préjugés ni notre sens critique.
Premier arrêt au Garage Moderne. Un lieu associatif, bricolo-déguilingo, où l’on peut, au choix, réparer sa voiture, manger un gratin dauphinois (bio), prendre des cours de théâtre et découvrir l’une des installations du trente trente, Du Luxe et de l’impuissance, imaginée par Karina Ketz et Jean-Luc Terrade justement, l’omniprésent programmateur. Avec trois spectateurs, nous pénétrons dans une vieille Mercedes blanche qui sent le tabac froid et le monde d’avant. Un grand écran devant le pare-brise évoque les drive-in américains. Les lumières s’éteignent… Et nous voilà partis en direction de Jean-Luc Lagarce. Les mots du dramaturge, captés au fil d’entretiens entre 1991 et 1995, sont murmurés dans les baffles, selon une savante oscillation stéréo. Projetés sur l’écran, les phares des véhicules s’impriment sur notre rétine, avant de disparaître dans la nuit. Il y a quelque chose de crépusculaire dans cette installation. On pense aux films de la Nouvelle Vague. Et l’on se demande ce qu’éprouvent les autres passagers, juste à côté. L’ennui pointe, parfois, passée la découverte du dispositif et l’affection pour ses références, mais on en sort délassés, dans un état cotonneux, imbibés de cette poésie sensuelle et morbide.
Place à Loup Uberto, dans la halle couverte du marché de Lerme. Certains s’installent autour de musiciens, sur des bancs et des coussins, d’autres sont carrément allongés par terre. Ça sent les sixties et l’expérimentation à plein nez. Avec Racconto Artigiano, Loup Uberto joue avec des larsens, qu’il enregistre et fait tourner en boucle, triturant ses oscillateurs et les superposant à d’autres larsens ; certains en redemandent, d’autres se bouchent les oreilles. Il se lance dans des incantations chamaniques aux accents arabisants, prenant place aux côtés des spectateurs ; certains sont en transe, d’autres mal à l’aise. On découvre qu’il est possible de jouer de la cornemuse avec un ballon de baudruche. Et l’on tente de rester zen quand il fait tourner un baffle au-dessus de nos têtes. Cette musique bruitiste n’est pas pour nous, décidément. Accordons à Loup Uberto le mérite de sa radicalité. Et l’ouverture d’esprit au public du festival : la salle est pleine et elle le restera, comme à toutes les représentations.
Le performeur Roger Sala Reyner nous attend aux ateliers des marches, le QG du festival situé dans le quartier Le Bouscat, doté d’une petite salle de spectacle. Seul en scène, il se tient dans un coin du théâtre, entre deux panneaux blancs. Et pendant une demi-heure, il va s’amuser à faire permuter le sens de gravité, attiré tantôt par l’un des deux murs, l’autre coin de la salle, le plafond. Mis en scène par Guillaume Marie et Igor Dobričić, Roger explore la figure de l’être inconsolé. La performance est admirable sur le plan technique, elle est également anxiogène : Roger Sala Reyner grimace, subit et se contorsionne dans la douleur. Isabelle Duthoit, enfin, clôt la soirée, avec un spectacle étrange. Avec Sauvage sentimental, elle donne à entendre l’immensité des possibles offerte par nos cordes vocales, qu’elle fait vibrer de mille façons, criant, hululant, grave puis très aiguë, aspirant son souffle… Le résultat, aussi déconcertant soit-il, montre l’animalité de notre enveloppe. Isabelle Duthoit est un drôle d’oiseau.
Le lendemain Ève Magot nous propose une performance, seul avec elle. Elle nous cueille à l’entrée de la halle du marché de Lerme vêtue d’une robe de chambre. Elle nous dévoile le petit habitacle où nous allons prendre place, allongé sur un matelas et sous une plaque de Plexiglas, et sur laquelle elle va danser, presque nue, pendant une vingtaine de minutes. Et elle nous met en garde, contre les émotions à venir, elle nous donne la possibilité de la toucher, si le désir devient pressant, et nous invite à quitter les lieux, si la gêne se faisait trop insupportable. Alors, devant ce corps, à la fois pleinement homme et pleinement femme, tatoué des lettres TRANS, on restera béat devant la beauté de ses lignes et l’agilité de ses mouvements, on sera dégoûté par sa bouche écrasée sur la vitre, comme un mollusque dans un aquarium, puis on se sentira enveloppé par une infinie douceur, à mille lieues de la brutale démonstration à laquelle nous nous attentions. Décidément, il se passe des choses étranges au festival trente-trente.
Igor Hansen-Løve – www.sceneweb.fr
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