Au Théâtre de la Commune, le jeune metteur en scène Ferdinand Flame fait se télescoper les canons romantiques avec nos regards contemporains, sans aller totalement au bout de cette belle intuition.
À chaque spectatrice et spectateur qui prend place dans la petite salle du Théâtre de la Commune, les comédiennes et comédiens, déjà présents sur le plateau, adressent peu ou prou la même mise en garde : « Ne lisez pas la feuille de salle, ça ne sert à rien ». À l’intérieur, sont pourtant très longuement détaillés les contours de ce mariage, alléchant d’incongruité, auquel le public est venu assister : une alliance entre le Don Carlos de Friedrich von Schiller et l’émission de télé-réalité Loft Story, entre le classicisme à l’allemande et les affres de notre modernité télévisuelle. Et le résumé de préciser : « La mise en scène des protagonistes historiques, qui voient la Cour d’Espagne sombrer dans un régime de post-vérité suite à la trahison de leur roi, entre ainsi en résonance avec le terrarium où Loana et ses acolytes rivalisent entre eux pour gagner en reconnaissance. » Histoire d’asseoir ce qui pourrait passer pour une blague facétieuse et faussement modeste, comme on en entend parfois, l’actrice Claire Toubin, une feuille de salle à rallonge entre les mains, enfonce le clou : « Nous sommes désolés pour celles et ceux qui sont venus l’écouter, mais il n’y aura pas de texte de Schiller. D’ailleurs, il ne sera pas non plus question de “protagonistes historiques”, ni de “post-vérité”, mais de “personnages” et “d’idéal romantique”, ça, oui. » Si les aficionados du poète allemand en sont pour les frais, les plus téméraires peuvent, malgré tout, se laisser embarquer dans l’exploration conduite, visiblement un peu à vue, par Ferdinand Flame et ses quatre acolytes, résultat, au choix, d’un pari osé, mais perdu lors des répétitions, ou d’une opération théâtrale savamment orchestrée, où tout se nicherait dans le « d’après » présent dans le titre du spectacle.
Car, de télescopage entre les canons romantiques et nos usages ultracontemporains, il est assurément question dans ce Don Carlos sans Don Carlos, ni Loana. Alors que, depuis la régie, le metteur en scène fait, à intervalles réguliers, des remarques et des commentaires aux comédiennes et comédiens, à la manière de cette voix-off qui, dans les émissions de télé-réalité, intime des ordres aux candidates et candidats, le quatuor d’actrices et d’acteurs présents sur scène, à côté de la réplique d’un confessionnal télévisuel, vont, plus ou moins méticuleusement, mettre l’art et les manières du romantisme à l’épreuve pour voir si, d’une façon ou d’une autre, ils bougent encore sous nos regards du XXIe siècle. Après avoir transformé, pas à pas, un subtil menuet en vulgaire Macarena pour voguer, en quelques mouvements de danse, d’une époque à l’autre, le fol équipage passe à la moulinette, au long d’un enchaînement de scènes comme autant de petits numéros, un nombre colossal de références, des costumes vaguement d’époque à la conquête amoureuse avec son bouquet de fleurs en plastique – qui provoque chez la reine convoitée, avec son lustre sur la tête en guise de couronne, une série de vomissements –, des tirades du Bérénice de Racine à une caricature du romantisme à l’allemande, façon Souffrances du jeune Werther, des idoles déchues à la mode Gainsbourg aux difficultés éprouvées par la génération des 18-24 ans qui, à en croire plusieurs études, fait moins l’amour et pense davantage au suicide.
Sous leurs airs un peu foutraques, ces tableaux qui, progressivement, composent une fresque souterrainement cohérente ne cessent, en réalité, de grincer, et le romantisme, passé à travers ce tamis contemporain, se révèle de plus en plus désarmant à force d’avoir été désarmé, abîmé, délaissé. En creux, Ferdinand Flame brosse le portrait d’une génération, la sienne, profondément désenchantée, triste, déboussolée, auprès de laquelle les subterfuges romantiques d’hier ne produiraient plus aucun effet, mais auraient surtout l’allure de vieilleries, d’élucubrations, de délires, volontiers repoussoirs, voire problématiques, qu’on ne pourrait que regarder de haut, avec un léger sourire en coin. Ce Don Carlos apparaît alors sous-tendu par une excellente intuition, celle d’une société post-romantique, ou plutôt aromantique, où la mort de l’idéal romantique serait actée et où Schiller et ses héritiers plus ou moins légitimes ne trouveraient plus ni grâce, ni place. Et c’est là, peut-être, que se trouve l’une des explications de sa disparition du projet. En habile contrepoint, comme meilleur ennemi du romantisme, le jeune metteur en scène pose aussi la question du contrôle. Né scéniquement par le truchement des us et costumes de la téléréalité, par l’intermédiaire de la voix-off et des sur-titres, le contrôle se prolonge et s’amplifie pour gagner les comédiennes et les comédiens, soumis au texte et à la vision imposés par leur metteur en scène, mais aussi les existences des spectatrices et des spectateurs en présence. Comme si, dans une référence trop éphémère à la notion de biopouvoir développée par Michel Foucault, la vie des corps et de la population était conditionnée, et empêchait, alors, le romantisme de faire son oeuvre et d’exploser les cadres grâce aux excès de l’âme qu’il occasionne.
Toutefois, malgré la performance des quatre jeunes actrices et acteurs – notamment d’Oscar Montaz, et plus encore de Jeanne Berger, étonnante de présence – qui ne reculent devant aucune audace avec leurs manières de pieds-nickelés, on peut regretter que Ferdinand Flame n’aille pas tout à fait au bout de son geste, au bout de cette exploration menée à chaque étape, qu’on aurait parfois aimé voir davantage creusée et lestée, pour que tous les tableaux, sans exception, puissent aller au-delà de leur côté farcesque et se défaire de leur vernis un peu potache ; mais aussi au bout de sa quête intellectuelle globale qui mériterait, là encore, d’être approfondie pour donner à sa belle, et juste, intuition de départ toute l’ampleur qu’elle mérite et ne pas en rester au stade d’ébauche, de laboratoire d’essais, pilotés par de jeunes sachants fous du théâtre, tout à la fois doux-dingues et prometteurs.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Don Carlos, d’après F. von Schiller et l’émission de télé-réalité Loft Story
Conception et mise en scène Ferdinand Flame
Aide à la conception et dramaturgie Rachel De Dardel
Écriture du texte Ensemble de l’équipe artistique
Avec Claire Toubin, Jeanne Berger, Guillaume Gendreau, Oscar Montaz
Création sonore Baudouin Rencurel
Création lumière et régie générale Marco Hollinger
Scénographie-costumes Antonin FassioProduction Compagnie Paradis perdus
Co-production Maison Maria Casarès dans le cadre du dispositif Jeunes Pousses ; La Commune – CDN d’Aubervilliers ; Jeune Théâtre National ; Région Île-de-France dans le cadre de son dispositif FoRTE pour les talents émergents ; DRAC Île-de-France
Avec le soutien du Festival PampaDurée : 1h40
La Commune, CDN d’Aubervilliers
du 6 au 10 mars 2024
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