Félicité Chaton aborde Juste la fin du monde de Jean-Luc Lagarce à travers l’imaginaire d’écrivain du personnage central. Un parti-pris qui lui permet de déployer une mise en scène riche et singulière, où concret et surréaliste font bon ménage.
En ce début de saison, les « revenants » de Jean-Luc Lagarce ne font pas que hanter les lycéens qui les ont au programme cette année, ils peuplent aussi les plateaux. Et ils le font bien. Au Théâtre de Sartrouville, dans Un jour, je reviendrai mis en scène par Sylvain Maurice, Vincent Dissez interprète superbement ceux de L’Apprentissage et du Voyage à La Haye, deux monologues autobiographiques. Au Théâtre de l’Échangeur, ce sont ceux de Juste la fin du monde qui s’en donnent à cœur joie. Leur danse est orchestrée par Félicité Chaton, pour qui l’écriture de Jean-Luc Lagarce tient une place importante : c’est avec elle qu’elle réalise son premier geste de mise en scène. Après avoir été comédienne pour Julie Brochen, Claudia Stavisky, Marie Nimier ou encore Frédéric Jessua, elle monte J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne dans le cadre du festival Frictions. Les bases de sa Compagnie PROCESSES, qu’elle créée un peu plus tard, sont posées : elle y poursuivra « avec appétit l’exploration des langages fleuves, logorrhées et autres machines verbales ».
C’est riche de traversées de la poésie de Christophe Tarkos – sa compagnie doit son nom à un texte de cet auteur –, du théâtre de Georg Büchner et de Peter Handke que Félicité Chaton revient à celui qui l’a accompagnée dans ses débuts de metteure en scène. Son Juste la fin du monde témoigne d’un intérêt pour « nos tentatives maladroites de prendre la parole plutôt qu’avec nos actes » cultivé depuis les débuts de la Cie PROCESSES. Avec ses reformulations, ses ruptures multiples, ses silences en pleines phrases et ses accélérations tout aussi inattendues, l’écriture de Jean-Luc Lagarce est un riche terrain pour qui s’atèle à ce type de fragilité. En son cœur, le personnage de Louis (Florent Cheippe), écrivain de 34 ans seulement et déjà sur le point de disparaître, « comme un mort revenu parmi les vivants » pour rendre une ultime visite à sa famille qu’il n’a pas vue depuis des années, est un sujet idéal. Félicité Chaton nous fait pénétrer dans son imaginaire.
Nulle table de repas pour accueillir le fils prodigue de cette Fin du monde. Pas non plus d’escargots ni de lapin, comme en préparait souvent la mère de l’auteur, auquel Louis ressemble en bien des points. S’il y a bien sur le plateau des objets que l’on s’attend à trouver dans une maison, ils sont agencés d’une manière inattendue, souvent infonctionnelle. Un lampadaire se dresse sur une table, près d’une balançoire fabriquée avec un pneu. Des verres sont disposés par terre, au pied d’une baignoire inclinée. Une tête de cerf empaillé repose en fond de scène… Un piano est aussi installé sur le plateau, et c’est avec lui que Florent Cheippe ouvre la pièce. Entre chant et récit, il expose le motif du retour son personnage au foyer familial : annoncer la maladie qui le condamne. Ce qu’il ne fera pas. Il reviendra régulièrement à son instrument, comme pour empêcher tout virage trop réaliste : nous sommes dans les pensées de Louis, dont on ne sait s’il vit aujourd’hui son retour au foyer ou s’il se le remémore. À moins qu’il ne soit déjà plus parmi les vivants.
Le traitement des objets, déplacés, manipulés par les comédiens pendant leurs monologues, offre une belle couleur surréaliste et absurde à la pièce. Sans doute Félicité Chaton n’est-elle pas sans savoir l’attirance de Jean-Luc Lagarce pour Ionesco à ses débuts. La musique est elle aussi pour beaucoup dans ce décrochage du réel, qui met le langage en péril permanent. Que penser vraiment des reproches de la mère (Cécile Péricone), de la sœur Suzanne (Angèle Peyrade), du frère Antoine (Xavier Brossard) et de son épouse Catherine (Aurélia Arto) envers le fils quand la tête de cerf rejoint la baignoire ? Quand dans ce même bassin, on se met à peler des pommes qui n’iront dans aucun gâteau ? Cette méfiance passionnée envers les mots s’exprime aussi dans le jeu, par une cohabitation entre des attitudes des moments plutôt naturalistes et d’autres tout à fait artificiels. Si l’équilibre entre ces deux opposés reste à affiner, la partition est ambitieuse et rend déjà bien honneur à l’écriture de Jean-Luc Lagarce. Malgré ses imperfections, peut-être aussi un peu grâce à elles, elle incite à y revenir, à y chercher nos propres revenants.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Juste la fin du monde
Texte : Jean-Luc Lagarce
Mise en scène : Félicité Chaton assistée de Suzie Baret-Fabry
Collaboration artistique : Angèle Peyrade
Création lumières : Alice Marin et Gordon Spooner assistés de Ivan Màrquez
Scénographie : Delphine Brouard
Avec : Aurélia Arto, Xavier Brossard, Florent Cheippe, Cécile Pericone et Angèle Peyrade
Production PROCESSES, en coproduction avec Lilas en Scène et en coréalisation avec le Théâtre L’Échangeur – Cie Public Chéri
Avec le soutien du Théâtre L’Échangeur – Cie Public Chéri, des Théâtres de Maisons-Alfort, de la Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France-Ministère de la Culture et de Lilas en Scène, du Carreau du Temple-accueil Studio et de La Nef-Manufacture d’Utopies.Durée : 1h45
Théâtre de l’Echangeur
Du 12 au 22 octobre 2020
Qu’une envie : venir voir la pièce !!
Pour honorer la vision de Delphine et pour célébrer la mémoire de Fred , vivant – pour toujours – parmi les morts vivants ✨