Le metteur en scène et comédien belge s’égare dans les méandres de La dernière nuit du monde de Laurent Gaudé et noie la fable politique dans le mièvre tumulte des sentiments.
Sur le papier, La dernière nuit du monde se présentait comme une pièce éminemment politique, de ces fables dystopiques qui, thème de cette 75e édition aidant – « Se souvenir de l’avenir » –, fleurissent un peu partout dans la programmation du Festival d’Avignon. En partant de la création d’une pilule révolutionnaire qui permettrait d’en finir avec la nuit, Fabrice Murgia, au jeu et à la mise en scène, et Laurent Gaudé, à l’écriture, promettaient d’ouvrir un débat sur les ravages du néo-libéralisme triomphant qui, à force de pousser le curseur de l’exploitation, en vient à broyer les humains, à les acculer, y compris physiquement, dans leurs derniers retranchements, et à les couper, encore un peu plus, de leur nature et de la Nature. Las, à l’épreuve du Cloître des Célestins, la proposition s’impose avant tout comme un mélo un peu longuet, une histoire d’amour tumultueuse, et mièvre, en proie à l’élan auto-destructeur de la société.
Lui est assistant parlementaire d’une députée européenne qui, essentiellement par carriérisme, se fait l’une des passionnarias du projet de « nuit fragmentée ». En principe, le concept est simple, de ceux qui retournent immédiatement un corps social : comme les jours débordent de plus en plus, il devient nécessaire de prendre du temps sur les nuits. Grâce à une privation de sommeil organisée et médicalisée, à un petit cachet qui offre, en 45 minutes chrono, autant de repos réparateur qu’une sacro-sainte nuit de huit heures, les citoyens pourront retrouver du temps pour eux, pour faire ce qu’ils n’arrivaient plus à faire, et, c’est l’ambition cachée, pour travailler encore davantage qu’ils ne le faisaient déjà. Lui, donc, est un fervent partisan de cette nouvelle ambition sociétale, mais sa femme, Lou, trace son sillon dans l’autre camp. Elle anticipe déjà tous les dégâts que cette pilule prétendument magique causera, tout ce qui sera perdu, comme ces grasses matinées si chères à son cœur. Alors que lui persévère, elle s’engage dans un collectif résistant, le « Mouvement Nuit Noire », dont les manifestations vont bientôt conduire à un drame dont elle ne se relèvera, et lui avec elle, peut-être pas.
Si la thématique est tentante et puissamment d’actualité, le texte de Laurent Gaudé paraît bien tortueux et sinueux pour être adapté, avec aisance, sur un plateau de théâtre. Comme enroulé sur lui-même, dans la version qu’en livre Fabrice Murgia, il ne semble plus très bien savoir vers quelle direction se diriger une fois la trame initiale posée. Certes, il y est question, en sous-main, de l’impuissance du politique face à la toute-puissance économique, de la volonté de certains hommes de devenir des surhommes, d’un carrefour posé par un véritable choix de société, mais les errements amoureux de Lou et de son mari, présentés sous la forme d’une enquête un brin poussive, sont si omniprésents qu’ils relèguent l’ensemble de ces points cruciaux au second plan, alors qu’ils devraient former le coeur battant du spectacle. La faute, peut-être, à une distribution resserrée aux deux protagonistes principaux qui relègue les autres personnages clés au rang d’avatars vidéos, et affaiblit la puissance et l’intérêt de leur propos.
A l’avenant, dans le beau dispositif scénographique conçu par Vincent Lemaire, Fabrice Murgia, au devant de la scène, fait bien pâle figure au côté de Nancy Nkusi, injustement cantonnée à l’arrière. Tandis qu’avec sa voix d’or, son regard tantôt enjôleur, tantôt tueur, et son jeu puissamment incarné, la comédienne fait parfois des ravages, son camarade paraît à la peine, comme rigidifié par la complexité du texte de Laurent Gaudé qu’il ne parvient pas à maîtriser. Difficile, alors, pour lui de donner le ton juste à cet homme pétri de remords qui a sacrifié l’amour de sa vie au nom d’un combat mortifère qui n’était pas le sien. Mal engagé, le spectacle, émaillé de multiples fausses fins, semble ne jamais en finir et grignote même, dans ses derniers moments, le peu de force qu’il avait réussi, envers et contre tout, à engranger.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La dernière nuit du monde
Texte Laurent Gaudé
Mise en scène Fabrice Murgia
Avec Fabrice Murgia, Nancy Nkusi, et, en vidéo, Per Henrik Bals, Natacha Belova, Takakehto Charles, Vanessa Compagnucci, François De Brigode, Mieke De Grote, Josse De Pauw, Maxime Graff, Fatou Hane, Ines Hick, Nicolas Hick, Teresita Iacobelli, Maryam Kamyab, Hadja Labhib, Valérie Leclercq, Dimitri Petrovic, Dorcy Rugamba, Daphné Seale, Aigin Simma, Åsa Simma, Olya Tsoraeva, Jos Verbist
Scénographie Vincent Lemaire
Vidéo et caméra Giacinto Caponio assisté de Dimitri Petrovi
Lumière Emily Brassier
Son Brecht Beuselinck
Costumes Marie-Hélène Balau
Assistanat à la mise en scène Véronique LeroyProduction Compagnie Artara
Coproduction Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Théâtre de Namur, Mars – Mons arts de la scène, Théâtre de Liège, Central – La Louvière, Théâtres en Dracénie (Draguignan), Théâtre L’Aire Libre (Rennes), Scène nationale d’Albi, Centre dramatique national de Madrid, Riksteatern The National Touring Theater of Sweden
Avec le soutien de Shelterprod, taxshelter.be, ING Tax-shelter, du gouvernement fédéral belgeLa Dernière Nuit du monde de Laurent Gaudé est publié aux éditions Actes Sud Papiers.
Durée : 1h20
Festival d’Avignon 2021
du 7 au 13 juillet au Cloître des Célestins,
puis du 17 au 20 juillet au Cloître des CarmesThéâtre de Liège
Les 31 août et 1er septembreCentre culturel de Soumagne dans le cadre du Festival Ouvertures
le 11 septembreThéâtre National Wallonie-Bruxelles
du 14 au 18 septembre, puis du 10 au 14 mai 2022L’Ancre, Charleroi
du 6 au 8 octobreToneelhuis, Anvers
les 12 et 13 octobreCentre Dramatico Nacional de Madrid
du 21 au 24 octobreThéâtres en Dracénie, Draguignan
le 1er mars 2022Cultuurcentrum Bugge
le 8 marsCentral, La Louvière
les 11 et 12 marsScène Nationale d’Albi
les 16 et 17 marsThéâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine
le 22 marsThéâtre de Namur
du 24 au 26 mars
Franchement, nous n’avons pas dû voir la même pièce. Écrire que « Fabrice Murgia, au devant de la scène, fait bien pâle figure au côté de Nancy Nkusi, injustement cantonnée à l’arrière » montre que vous avez du rater quelque chose, et que le thème de la disparition de la nuit, parallèlement à celle de sa femme Lou, vous a échappé car cet effet de mise en scène l’illustre parfaitement. Lou apparaît alors comme le personnage central, à la fois présente et absente, le cœur même de la pièce.