À la Comédie-Française, le retour du Soulier de satin, mis en scène avec autant d’humilité que d’intensité par Éric Ruf, se révèle être une fête du théâtre et de la troupe.
« Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre, il faut éviter la monotonie », écrit Paul Claudel en guise de succinctes directions scéniques pour l’hypothétique représentation de sa pièce jugée irreprésentable. Moins épris de sérieux qu’on ne saurait le croire, le dramaturge propose même qu’elle soit jouée dans la cacophonie tapageuse d’un jour de mardi-gras. Cette agitation est bien palpable alors que se remplit la salle Richelieu, où vivotent dans tous les coins acteurs et spectateurs. Éric Ruf, qui s’apprête à quitter la direction de la Comédie-Française après trois mandats passés à toute vitesse, réalise le rêve longtemps caressé de monter Le Soulier de satin. Pour ce faire, il prend à la lettre les préconisations de son auteur. Plus proche de l’épure signifiante d’un Antoine Vitez que du rococo clinquant d’un Olivier Py, son Soulier se revêt de la beauté du dénuement.
La cage de scène a été totalement dégagée, mais le plateau nu est bel et bien chauffé à blanc par l’imagination et l’engagement des comédiens comme des musiciens. Sans doute empruntée au théâtre oriental que connaissait bien le diplomate et voyageur Claudel, une longue passerelle s’étend sur le parterre. Elle matérialise la distance qui sépare et relie les mondes, les êtres. Quelques toiles peintes tombent des cintres, un tout petit peu de mobilier, des malles, coffres, panières, valises, et plus tard des bateaux-miniatures, rappellent combien l’intrigue du Soulier se place sous le signe de l’itinérance. Et cela suffit pour que prennent précairement place les nombreux tableaux à jouer. À l’opposé, les costumes luxueux et opulents créés par Christian Lacroix irradient de somptuosité, sans donner l’impression d’être empesés. Voilà les éléments congrus et caractéristiques de l’esthétique contrastée dans laquelle s’inscrit la mise en scène d’Éric Ruf, un travail qui mêle diverses inspirations théâtrales, picturales, musicales, et qui se présente comme joyeusement bricolé.
La version présentée a été quelque peu allégée. Elle dure 6h30 (sans compter les pauses), et en ferait au moins onze en version intégrale. Difficile de justifier toutes les coupes opérées. Elles sont parfois salutaires, mais la nécessaire dilatation du temps, du souffle, l’élan et la prolifération de la parole ne peuvent être gommés. On regrette surtout l’amputation de la fin de la « Deuxième journée », qui marque une étape clef dans le parcours des personnages. Le témoignage capital de l’Ombre Double relate la rencontre furtive – une seconde seule et une éternité – des amants sur les remparts de Mogador éclairés par la Lune, elle aussi tenue au silence. Cette union palpable des âmes et des corps n’est pas donnée à voir ni à entendre. Par ailleurs, la troupe adopte un rapport au texte qui ne se laisse pas aller à un excès de solennité. Elle confère à la prose poétique claudélienne une dimension concrète, fougueuse, et même caustique. Est pris le parti, parfois exagéré, de flirter avec la dérision, la bouffonnerie. Sans doute manque-t-il tout de même un peu d’épaisseur et d’indéchiffrable, tant tout paraît clair comme de l’eau de roche. Si bien qu’une telle limpidité conteste presque le « Essayez de comprendre, un peu » exhorté par l’Annoncier au début de la « Première journée », qui ajoute non sans humour : « C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau ». Abolissant la distance malicieusement adoptée en première intention, les troisième et quatrième journées plongent dans le drame avec l’intensité spirituelle et émotionnelle qui convient.
La scène de ce drame est le monde et les figures qui le peuplent sont innombrables. Paradoxalement, peu de scènes excèdent deux ou trois personnages, et beaucoup de prises de parole sont monologuées. Pourtant, Éric Ruf a imaginé un véritable spectacle de troupe. Les acteurs à l’unisson combinent les rôles qu’ils ont à défendre et la partition muette d’un groupe imposant de figurants donne vie et étoffe aux situations présentées. Cette bande compte de fabuleux comédiens, tels Alain Lenglet en Père Jésuite émacié à la Giacometti, attaché au mat d’un bateau errant sur les mers, qui adresse à Dieu sa dernière prière, Laurent Stocker, offrant une silhouette « mongolfièrique » à son Bathazar gourmand et gonflé à l’hélium, Didier Sandre et Danièle Lebrun qui font autorité en austères Pélage et Honoria, Florence Viala en éclatante actrice, Coraly Zahonero qui a la charge difficile de totalement réinventer le personnage de Jobarbara, désignée par le texte du stigmatisant « négresse » et qui prend ici les couleurs d’une pimpante bohémienne de comédie. Christophe Montenez semble trop doucereux et désinvolte pour camper toute la noirceur du nihiliste et torturé Camille. À l’inverse, Suliane Brahim passe trop en force dans Sept-Epées, et Serge Bagdassarian en fait des caisses dans ses interventions métathéâtrales. Est préférable la belle et joviale simplicité de Birane Ba dans Isidoro et de Sefa Yeboah en Ange détonnant.
Et puis, il y a le couple central dont les membres paraissent inexorablement unis et séparés. À distance, dans l’attente, à l’épreuve du désir et du manque, ils sont tout l’un pour l’autre et cherchent à recevoir ce que l’un et l’autre peuvent seuls se donner. Le Soulier de satin est une pièce complexe, tant elle superpose des enjeux aussi bien politiques que religieux. Mais c’est surtout un grand et brûlant poème d’amour porté par deux astres sombres et solaires, des héros épris d’idéal, mais boiteux et blessés. Rodrigue, le fier et orgueilleux conquistador, d’abord entreprenant, puis tombé dans le désœuvrement, c’est Baptiste Chabauty, amoureux romantique et ermite loqueteux dont la transformation physique saisit. Prouhèze, c’est Marina Hands, une actrice d’une sensibilité et d’une grâce toujours remarquées. Elle domine la représentation en magnifique captive et fugitive qui, après avoir confié son soulier à la Vierge, s’élance vers le mal, rampe dans les ronces et les épines, se consume et combat avec un opiniâtre mépris de toute adversité, hurle d’une voix rauque et musicale : « Je suis libre », « Rodrigue, je suis à toi ». Après avoir été une incandescente Ysé, la voici idéale en Prouhèze, si vivante et passionnée.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Le Soulier de satin
de Paul Claudel
Version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf
Avec Alain Lenglet, Florence Viala, Coraly Zahonero, Laurent Stocker, Christian Gonon, Serge Bagdassarian, Suliane Brahim, Didier Sandre, Christophe Montenez, Marina Hands, Danièle Lebrun, Birane Ba, Sefa Yeboah, Baptiste Chabauty, Édith Proust, et Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper de l’académie de la Comédie-Française, et les musiciens Aurélia Bonaque Ferrat de l’académie de la Comédie-Français (violon), Vincent Leterme (piano), Merel Junge (violon, euphonium, trompette), Ingrid Schoenlaub (violoncelle)
Costumes Christian Lacroix
Lumière Bertrand Couderc
Direction musicale Vincent Leterme
Son Samuel Robineau de l’académie de la Comédie-Française
Travail chorégraphique Glysleïn Lefever
Collaboration artistique Léonidas Strapatsakis
Assistanat à la mise en scène Alison Hornus, Ruth Orthmann, et Aristeo Tordesillas de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat aux costumes Jean Philippe Pons, Jennifer Morangier, et Aurélia Bonaque Ferrat de l’académie de la Comédie-Française
Assistanat à la scénographie Anaïs Levieil de l’académie de la Comédie-FrançaiseDurée : 8h30 (entractes compris)
Comédie-Française, Paris
du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025
Quand peut on réserver?
Bonjour, dès à présent sur le site
https://www.comedie-francaise.fr/fr/evenements/le-soulier-de-satin-2425#