Lorsque nous avons créé la gentillesse en 2016, nous avons beaucoup évoqué l’idée d’un « hors-venu » aussi perturbateur que réconciliateur, en accentuant notre fable sur l’arrivée d’un inconnu poétique et lunaire (à l’image du Prince Mychkine chez Dostoïevski), déjouant brutalement et naïvement les codes de la société dans laquelle il entre, souvent au bénéfice des individus qui la compose. Aujourd’hui, et avec la lecture de la pièce L’Éveil du printemps de Frank Wedekind et du roman Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov à l’esprit, ce hors-venu est toujours présent dans le travail que nous menons. Il ne s’incarne plus concrètement dans un personnage, mais dans une « pulsion » : le désir. Outre l’extase charnelle qu’il promet, le désir ouvre un champ de possibles dans la façon même de vivre sa vie.
J’ai vécu à la campagne jusqu’à ma majorité. La petite ville à proximité est une zone urbaine tristounette, où les principales activités proposées aux adolescents tournent autour de l’alcool et de la drogue, leur avenir se dessine entre la boulimie de ces réjouissances artificielles et la route bien normée de la sécurité financière et familiale ; quelquefois c’est un malicieux mélange des deux. Rares sont ceux qui dévient. Parce que la vie telle qu’on la raconte, telle qu’on la racontait peut-être, c’est à dire constituée d’angoisses et d’obligations, est ainsi : il faut travailler pour vivre, et vivre pour mourir (sinon le loup nous mangerait).
Chacun fait de son mieux pour faire pousser la branche à laquelle il s’accroche. Dévier, cela implique de vaincre ces angoisses collectives, cela implique de partir. Partir, c’est quitter les êtres chers, ces cellules étroites et rassurantes, partir, c’est s’arracher, avec sans doute le sentiment que tout est à perdre. Mais tout perdre, c’est croire, ne serait-ce qu’un instant, que le meilleur est à venir. De quelle nature est le désir qui nous implore de partir explorer les grands espaces ? Peut-être l’amour, cet inconnu que nous cherchons toujours à atteindre et que nous ne parvenons mal à posséder. Comme une utopie, ce désir, cet « amour » s’il en est, nous sert sans cesse à cheminer… vers nous-mêmes ! C’est certainement un paradoxe : alors que l’amour ressemble parfois à un régime totalitaire qui nous tient à sa merci, à quel moment, au contraire, devient-il une libération, un outil de transgression pour assumer sa propre identité et sa propre singularité ?
Dans l’amour, je me dépossédais de cet amour de soi qui fonde, justement, la capacité d’être seul, et si celui-ci ne m’était pas rendu par l’amour reçu en retour, il me laissait dépouillée de toute enveloppe, dérobée à moi-même, réduite à quelque chose que je ne saurais qualifier autrement que d’être la proie du vide, d’un vide qui, tel un siphon, menaçait de m’aspirer dans son tourbillon, de m’engloutir, pour peu que celui au profit de qui je m’étais ainsi dépossédée m’y laisse choir. Alors s’amorçait une autre phase, le temps du deuil, celle d’une lente reconquête, une réappropriation de ce dont je m’étais désistée. Lorsqu’elle était achevée, la vie m’était rendue, plus intense d’avoir été ainsi dénudée.
Catherine Millot
Parions donc ici que l’amour est la clef ouvrant à l’infini : Grâce à toi que je crois aimer plus que tout, toi sans qui le sol manquerait, toi qui avance toujours plus vite et derrière qui je cours sans fin, toi qui ne me vois pas, il a suffi que je lève les yeux au-dessus de toi et que je découvre le paysage que mon amour a dessiné : l’infini, dans toute sa turbulence. Je suis désormais composé tout entier de ces perspectives, massives, et dans lesquelles j’évoluerai sans cesse. Tu changeras de nom, tu changeras de visage et d’identité, mais moi, courant derrière toi, je serai affranchi de tout ce qui m’a été prédestiné, avec ma solitude et ma liberté comme seules compositrices de mon existence. Grâce à toi, j’ai accepté ma disparition, et avec elle ma renaissance. Bien entendu, il existe une quantité de « clefs ». Reste que le désir est sans doute la première que nous attrapons dans la vie, le plus souvent à l’adolescence, lorsque tout de nous réclame à la fois d’être unique et d’être comme tout le monde.
Christelle Harbonn
Épouse-moi
(tragédies enfantines)
Avec Adrien Guiraud, Marianne Houspie, Blandine Madec, Asja Nadjar, Marion Piry, Sébastien Rouiller, Gilbert TraïnaDramaturgie et mise en scène: Christelle Harbonn
Assistante à la mise en scène: Calypso Baquey
Scénographie: Laurent Le Bourhis
Création sonore: Sébastien Rouiller
Création lumière: Sébastien Lemarchand
Régie générale: Marion Piry
Création costumes: Inéha Costerousse
Administration: Romain Picolet
La production est déléguée au Théâtre National de la Criée à Marseille
Crédit photo: Calypso Baquey
Théâtre National de la Criée | Marseille
Du 26 février au 9 mars 2019Théâtre du Jeu de Paume | Aix en Provence
Du 14 au 16 mars 2019
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