Cédric Orain s’empare des récits d’enfants sauvages pour les frictionner en une seule et même histoire qu’il met en scène avec subtilité, secondé par trois interprètes de haut vol.
Au cœur de la recherche scénique de Cédric Orain, metteur en scène subtil et précis, le corps et la parole tiennent une place particulière, épineuse et fondamentale. Qu’il travaille à partir d’une matière littéraire puisant chez Artaud ou Bataille, à partir d’auteurs dramatiques contemporains (de Jean-Michel Rabeux à Valère Novarina), qu’il s’inscrive dans la pensée philosophique de Deleuze ou qu’il produise ses propres textes depuis quelques années, Cédric Orain traque les marges et le côté obscur du langage et de nos désirs, questionne les corps non conformes et hors normes, les problématiques d’enfermement et de soustraction à la civilisation, dans une mise en tension avec les aspérités et multiples modalités expressives de la langue.
Avec Enfants sauvages, spectacle de toute beauté rescapé des remous du Covid, il poursuit cette exploration passionnante en s’adressant cette fois au jeune public. Et s’empare de deux histoires vraies datées de l’orée du XIXème siècle, celles de Victor de l’Aveyron (rendue célèbre grâce au film de Truffaut) et de Kaspar Hauser, autre cas énigmatique d’enfant sauvage découvert à l’adolescence. De ces deux cas véridiques qui ont défrayé la chronique en leur temps et pour cause, il entremêle les récits pour les frictionner en une trame limpide portée par trois interprètes dont un acrobate dans le rôle titre, Petteri Savikorpi, renversant de grâce et de mystère dans la présence troublante qu’il impose au plateau.
Les yeux dans le vide, hagard et déboussolé, enfant-animal encore vierge de toute civilisation, il débarque en ville sans aucun code, incapable de se tenir debout correctement ni d’émettre le moindre son, encore moins d’articuler une parole intelligible. Sans être démonstratif, en soustrayant son jeu à la tentation du trop tout en déployant un éventail de capacités physiques proprement extraordinaires, l’acteur crée une figure fascinante, surface de projection de nos abymes existentiels, personnification de notre sauvagerie à l’état pur, comme un degré zéro de l’humain, un être brut ayant grandi loin de tout contact avec les autres, et dont l’existence même vient remettre en question nos considérations sur l’inné et l’acquis, nature et culture. N’ayant connu aucun commerce avec le monde extérieur, cet enfant s’est mué en une sorte de “monstre” dépourvu de toute sociabilité, ignorant d’à peu près tout ce qui fonde notre terreau commun de vie en société mais exceptionnellement doué pour grimper aux arbres, s’orienter dans le noir, humer l’orage qui vient ou le danger qui approche. Petteri Savikorpi lui prête son corps robuste et son visage d’ange et cette ambivalence s’accorde merveilleusement avec les réactions de l’enfant, à la fois hautement vulnérable et prêt à mordre à tout bout de champ.
Dans la superbe salle toute de pierres et de voûtes du Théâtre Paris Villette, la scénographie du spectacle, épurée et stylisée, s’inscrit harmonieusement. Une structure en bois évidée, mi-maison, mi-forêt d’arbres, sert de décor unique et changeant (grâce à un habile habillage vidéo, quelques éléments de mobilier et un système de stores manipulés par les comédien.nes) à cette histoire contée par Céline Milliat-Baumgartner en alternance avec Laure Wolf dans le rôle de la narratrice qui enfile la blouse du médecin pour devenir celle qui se propose d’éduquer l’enfant. Face à elle, impeccable et souple dans ses transitions de rôles, le non moins caméléon David Migeot campe avec une virtuosité impressionnante tantôt un vieillard, un policier, un médecin, la vieille assistante et un forain machiavélique qui fera de Victor une bête de foire, nous renvoyant à nouveau la question du “monstre” en pleine face. Qui de lui ou de l’enfant exploité est le plus inhumain ? Sobre et fluide dans sa narration et ses changements de scène, affuté dans ses dialogues, ce spectacle délicat et perspicace vient perturber nos représentations, ramener l’enfance au centre de l’arène et interroger à nouveau la définition de notre humanité.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Enfants sauvages
Texte et mise en scène Cédric OrainComédiens David Migeot et Laure Wolf
Acrobate Petteri Savikorpi
Scénographie vidéo Pierre Nouvel
Création lumière Bertrand Couderc
Musique Lucas Lelièvre
Costumes Sophie Hampe
Régie générale Pierre-Yves Leborgne
Régie lumière Jérémy Pichereau
Régie vidéo et son Théo Lavirotte
Administration, production et diffusion La Magnanerie
Création 5 et 6 octobre 2020 / Maison de la Culture d’AmiensPRODUCTION
La TraverséeCoproduction Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, Le Phénix – scène
nationale de Valenciennes, Le Vivat – scène conventionnée d’intérêt national art et création, Armentières
Avec le soutien du CENTQUATRE – Paris Cédric Orain – La Traversée est artiste associé à la Maison de la Culture d’Amiens / Pôle européen de création et de production et artiste accompagné par le phénix – scène nationale de Valenciennes dans le cadre du Campus du Pôle européen de création.
La compagnie bénéficie du soutien du Ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles Hauts-de-France, au titre de l’aide aux compagnies conventionnées et est aidée au programme d’activités des équipes artistiques par la Région Hauts-de-France.durée 1h
30.11 – 01.12.2023
Lieux Culturels Pluridisciplinaires, Lille08 – 09.12.2023
Maison de la musique – Scène conventionnée d’intérêt national, Nanterre16.05.2024
Le Mail – Scène culturelle, Soissons23 – 25.05.2024
Le Tangram – Scène nationale, Louviers
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