Pour son premier spectacle en tant que directeur de La Comédie de Saint-Etienne, le metteur en scène revient à Molière, et parvient à révéler, avec finesse et brio, la pluralité des luttes et le drame intime qui se jouent derrière la comédie de façade.
Contrairement à d’autres, Benoît Lambert n’a pas attendu les 400 ans de Molière pour s’intéresser à son œuvre. Voilà près de trente ans que le metteur en scène s’en empare, à intervalles réguliers, jusqu’à transformer le plus célèbre des dramaturges français en précieux compagnon de route. « Depuis Les Fourberies de Scapin, qui a été un de mes tous premiers spectacles, jusqu’à L’Avare aujourd’hui, il a rythmé mon parcours. Et j’y suis toujours revenu à des moments charnières, raconte-t-il. Aujourd’hui, cela coïncide avec mon arrivée à Saint-Etienne. Tartuffe je l’ai monté quand j’ai pris la direction du CDN de Dijon, Le Misanthrope c’était quand nous nous sommes installés à Belfort avec le Théâtre de la Tentative… C’est de l’ordre du retour aux sources j’imagine. » Mais aussi le fruit de son compagnonnage avec le comédien Emmanuel Vérité avec qui, et pour qui, il a monté l’ensemble de ces pièces, et qui s’impose, une nouvelle fois, dans cet Avare comme un acteur hors-pair, pilier central de cette journée hors-norme.
Car L’Avare est, avant toute chose, l’histoire d’un double supplice. Supplice de ces jeunes gens, Elise et Valère d’un côté, Mariane et Cléante de l’autre, qui, alors qu’ils ont trouvé chaussure à leur pied, ne peuvent pas concrétiser leur amour à cause des velléités de leurs pères, de cette ancienne génération qui ne veut pas ménager de place à la nouvelle, par crainte d’ouvrir la voie à sa propre disparition ; supplice d’Harpagon, devenu esclave de son avarice et de son amour pour l’argent, symbolisé par la relation passionnelle qu’il entretient avec cette cassette pleine de 10 000 écus qu’il a enterrée dans son jardin et à qui il rend régulièrement visite pour vérifier qu’elle n’a pas disparu. Tandis que les sentiments des jouvanceaux cherchent à construire, sans le pouvoir vraiment, ceux du maître des lieux détruisent tout : sa réputation, entachée de ridicule aux yeux de tous, sa relation avec ses enfants, qui lui en veulent à bien des égards et regrettent le temps où leur mère était encore vivante, son propre avenir, aussi, celui d’un homme de 60 ans qui se précipite lui-même dans la solitude en ayant, toujours, chevillée au corps, la crainte d’être volé, comme on aurait peur de mourir, ce qui, in fine, l’empêche de vivre pleinement.
De cette pièce qui, comme souvent chez Molière, conjugue habilement la comédie et le drame intime, Benoît Lambert prend soin de conserver, et de faire briller, avec un brio certain, les deux facettes, comme on éclairerait un double visage. Dans une scénographie embrumée, construite à la manière d’une maison dont il ne resterait plus que l’ossature ou d’un navire depuis longtemps échoué, les personnages apparaissent comme des fantômes venus du fond des âges. Des spectres qui auraient encore quelque chose à nous dire sur le conflit entre les générations et qui se serviraient, pour cela, de la puissante machinerie moliéresque. En fin connaisseur, le metteur en scène ne cesse de rebondir sur la richesse de sa langue et de sa mécanique dramaturgique pour ne laisser aucun temps mort dans cette journée, qui s’écoule au rythme des lumières d’Antoine Franchet, allant, dans un mouvement d’une belle simplicité, de l’aube au crépuscule.
Au-delà de cette lutte générationnelle aux accents furieusement actuels, Benoît Lambert ne manque pas de faire référence, par la bande, aux combats plus anciens, mais non moins pertinents. Symbolisé par les costumes, étoffés pour les plus jeunes, élimés pour Harpagon, mais aussi par ces caisses en bois qui regorgent, jusqu’à l’absurde, de pièces – pichets, bouteilles, chandeliers… – plus ou moins identiques, et qui témoignent de la logique d’accumulation dans laquelle est enfermé le maître des lieux, l’affrontement entre les aristocrates et les bourgeois se fait jour, en sous-main. Le bourgeois Harpagon faisant alors pâle figure face à cette jeune garde finement apprêtée, qui a déjà, et sans en être, tous les atours de l’aristocratie, les habits et les comportements – volontiers dispendieux et affirmés – de son ambition.
Un face-à-face d’autant plus intense que la belle bande de comédiens réunis par Benoît Lambert innervent parfaitement les rôles patiemment ciselés par Molière. À commencer par Emmanuel Vérité dont l’énergie débordante irrigue l’ensemble de ses partenaires. Plus animal blessé pris au piège de ses propres vices que manipulateur cruel, son Harpagon est plus ambivalent, et complexe, que l’on avait déjà pu le voir par le passé. Embarqués par un tel chef de file, accompagnés par Anne Cuisenier et Etienne Grebot, truculents dans leurs rôles respectifs de Frosine et de La Flèche/Maître Jacques, les quatre jeunes comédiens – Estelle Brémont, Baptiste Febvre, Théophile Gasselin et Maud Meunissier – incarnent sans faillir une nouvelle génération combative, qui, jamais, ne lâche le morceau, quitte à se jouer, sans scrupules, de l’ancienne.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Avare
Texte Molière
Mise en scène Benoît Lambert
Assistanat à la mise en scène Colin Rey
Avec Estelle Brémont, Anne Cuisenier, Baptiste Febvre, Théophile Gasselin, Étienne Grebot, Maud Meunissier, Colin Rey, Emmanuel Vérité
Scénographie et création lumière Antoine Franchet
Création sonore Jean- Marc Bezou
Costumes Violaine L. Chartier
Maquillage Marion BidaudProduction La Comédie de Saint- Étienne – CDN ; Théâtre Dijon Bourgogne – CDN
Avec le soutien du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBBDurée : 2 heures
Comédie de Saint- Étienne
du 18 au 29 janvier 2022Théâtre Dijon Bourgogne
du 2 au 11 février
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