La marionnettiste Élise Vigneron poursuit son travail autour de la glace avec une adaptation des Vagues de Virginia Woolf. Son dispositif complexe, très esthétique, peine hélas à donner vie à l’écriture singulière du livre qui navigue avec grâce entre les eaux du poème et celles du roman.
Une boule de glace se balance dans la brume, de plus en plus vite jusqu’à se détacher de son axe et s’écraser, exploser. Cette image qui ouvre l’adaptation des Vagues (1931) de Virginia Woolf par Élise Vigneron, directrice de la compagnie Théâtre de l’Entrouvert qu’elle créée en 2010, annonce ce qui attend bientôt les cinq créatures, elles aussi de glace, qui nous apparaissent ensuite dans un casier transparent où elles semblent entreposées depuis une éternité. Se laissant guider par les propriétés de l’élément qu’elle explore depuis Anywhere (2016), où elle s’inspirait d’Œdipe sur la route d’Henry Bauchau, la marionnettiste place ainsi sa nouvelle création sous le signe de l’éphémère, de l’imminence de la fin. Manipulés par cinq acteurs qui les sortent de leur sommeil initial, les enfants gelés ne cessent en effet de s’amenuiser pendant l’heure que dure le spectacle. Ils mincissent et se brisent régulièrement, perdent des morceaux d’eux-mêmes sans que cela ait la moindre incidence sur le comportement des comédiens-manipulateurs qui continuent de porter leurs voix et de leur donner du mouvement grâce à un dispositif que l’on ne devine qu’à moitié.
Ces Vagues dureront le temps d’une fonte, accélérée par des chauffages mêlés aux projecteurs. Sur le plateau baigné d’une lumière de crépuscule, les marionnettes et leurs manipulateurs ont trop peu de temps, une heure à peine, pour dessiner les contours des différentes voix – on ne peut les qualifier de personnages – qui se succèdent dans le texte sous la forme de soliloques. Les cinq entités sélectionnées par Élise Vigneron et sa dramaturge Marion Stoufflet sur les six qui se partagent l’espace de l’œuvre très dense de l’autrice sont presque indifférenciées dans la pièce. Réduits à quelques paroles assez éparses, qui ne sont guère plus importantes que la matière, la lumière ou encore le son, les flux de paroles de Bernard, Jinny, Louis, Rhoda et Susan – Neville a été sacrifié – ne rendent pas compte de la grande originalité des Vagues de Virginia Woolf. Comme Pauline Bayle qui créait lors du dernier festival d’Avignon une adaptation elle aussi décevante du texte, bien que d’une manière très différente, Élise Vigneron demeure à la surface des Vagues.
L’amitié, l’amour qui dure entre les protagonistes de Woolf pendant toute une vie est ici beaucoup moins sensible que les fils qui relient les enfants de glace à celles et ceux qui les manipulent : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro et Azusa Takeuchi, en alternance avec Yumi Osanai. Dans ce lien, on aurait pu regagner une part de l’épaisseur – quoique paradoxale, chaque voix décrivant dans le roman sa propre difficulté à être au monde – perdue du fait de la réduction à l’extrême des méandres des pensées du groupe d’amis. Mais le rapport entre le marionnettiste et sa créature dont on voit les fils pâtit lui aussi de la sophistication du dispositif. Devant souvent s’y mettre à plusieurs pour imprimer à chaque corps translucide le moindre élan, les interprètes de chair et d’os se concentrent davantage sur la technique que sur le jeu. Entre incarnation et récit, ce dernier manque autant du rythme puissant de l’écriture de Virginia Woolf que de sa force d’évocation. Si différents types de manipulation se succèdent dans la pièce, il est aussi difficile de cerner le sens dramaturgique de ces variations. L’alternance de corps-à-corps et de manœuvres à distance, de même que l’échange constant des rôles entre manipulateurs et manipulés – le vivant semble parfois plus inerte que la glace –, ne sont pas assez clairs pour combler la perte de l’essentiel de la qualité littéraire des Vagues.
Dans Anywhere, ou même dans sa pièce suivante, L’Enfant (2019) d’après La Mort de Tintagilles de Maurice Maeterlinck, Élise Vigneron réussissait beaucoup mieux à faire de ce rapport entre l’artiste et ses compagnons de glace un élément signifiant, capable d’ouvrir à de multiples interprétations. Le registre épique des deux textes, leur teneur très narrative permettait le travail de réduction des mots, l’exercice de transposition du sens depuis le verbe vers l’objet dont Élise Vigneron a alors fait l’une de ses marques de fabrique. Sans intrigue ni progression narrative, sans personnages au sens classique, Les Vagues se prête moins à cette approche. Tout se passant à l’intérieur de pensées des labyrinthiques mais peu changées par le passage du temps – même la mort Perceval que tous aiment ne modifie pas le cours des paroles des amis, mélancoliques dès leurs plus jeune âge –, peu de choses sont à mettre en gestes. Les danses de l’une des interprètes semblent alors tout à fait superflues. Une épure plus affirmée, aux accents plus rituels, aurait sans doute permis au spectateur de mieux accéder à la poétique du texte.
Dans les deux spectacles cités plus tôt, Élise Vigneron était seule en scène avec une marionnette unique, ce qui lui permettait de creuser tous les possibles de la relation sans obscurcir son récit. Cette fois hors du plateau, la directrice du Théâtre de l’Entrouvert peine à transmettre son savoir-faire à ses interprètes, qui manquent autant d’énergie collective qu’individuelle. La mer qui se forme peu à peu à leurs pieds, nourrie de la fonte de leurs partenaires, recouvre bientôt toutes leurs tentatives.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les Vagues
D’après Les Vagues de Virginia Woolf
Mise en scène et scénographie : Élise Vigneron
Marionnettistes-interprètes : Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro,
Azusa Takeuchi – en alternance avec Yumi Osanai
Manipulateur scénique : Vincent Debuire
Dramaturgie et adaptation : Marion Stoufflet
Direction d’acteur : Stéphanie Farison
Regard extérieur : Sarah Lascar
Création sonore : Géraldine Foucault et Thibault Perriard
Oreille extérieure : Pascal Charrier
Création lumière : César Godefroy
Régie plateau : Max Potiron ou Marion Piry
Régie générale : Marion Piry
Construction des marionnettes : Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire, d’Alma Roccella et Ninon Larroque
Assistanat : Maxime Contrepois
Fabrication des marionnettes de glace : Vincent Debuire
Construction d’objets animés : Vincent Debuire et Élise Vigneron
Scénographie et construction : Vincent Gadras
Construction d’éléments scéniques : Samson Milcent et Max Potiron
Costumes : Maya-Lune Thieblemont et Juliette Coulon
Régie son : Camille Frachet ou Alice Le Moigne
Régie lumière : Aurélien Beylier ou Tatiana Carret
Administration & développement : Lucie Julien
Production & diffusion : Lola Goret
Remerciements à Laura Chemla, Perle Duvignacq, Heloïse Marsal, Cyril Cottet, Jan Erik Skarby, Tim Pieter Lucassen,
Louna Roizes, Jeanne Bruc, Margaux Sahut, Lena Sipili, Gérard Vivien, Sayeh Sirvani, Solveig de Reydet de Vulpillières, Line Ramel.
Durée : 1h15
Théâtre Joliette – Marseille (13), en coréalisation avec le Théâtre Gymnase-Bernardines
Du 3 au 13 octobre 2023Théâtre La Garance, Cavaillon (84)
Le 17 octobre 2023Le Cratère, Alès (30)
Le 20 octobre 2023L’Odyssée, Périgueux (24)
Les 9 et 10 novembre 2023L’Espace Jéliote, Oloron-Sainte-Marie (64)
Le 14 novembre 2023Scène nationale Albi-Tarn, Albi (81)
Les 17 et 18 novembre 2023Théâtre de Chatillon (92)
Les 30 novembre, 1er et 2 décembre 2023Le Manège, Reims (coréalisation La Comédie de Reims) (51)
Les 7 et 8 décembre 2023Le Figuier Blanc dans le cadre du festival PIVO, Argenteuil (78)
Le 12 décembre 2023La Comète à Chalon-en-Champagne (53)
Les 1er et 2 février 2024Théâtre de Laval (53)
Le 8 février 2024Scène nationale 61 – Mortagne au Perche (61)
Le 12 février 2024L’Hectare à Vendôme (coréalisation la Halle aux Grains à Blois) (41)
Le 15 février 2024La Faïencerie à Creil (60)
Le 22 février 2024Théâtre de la Tempête à Paris 12e (75)
Du 16 au 26 mai 2024
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