Dans Écho, Vanasay Khamphommala se penche avec sa compagnie Lapsus Chevelü sur la figure de la nymphe dévastée par son amour pour Narcisse. Dans une démarche queer, elle fait du plateau un espace sublime de et pour toutes les identités possibles. Lesquelles font cause commune autour du chagrin d’amour, qu’elles enterrent par un bouleversant rituel où cohabitent douleur et douceur, de même que bien d’autres opposés.
L’entrée en scène de Vanasay Khamphommala dans Écho réveille chez le spectateur qui a eu la chance d’y assister le souvenir d’une de ses apparitions précédentes, dans Orphée aphone (2019), la précédente création de sa compagnie Lapsus Chevelü. Alors qu’elle avance lentement, aussi nue que le plateau blanc qui l’accueille, portant seulement devant son sexe un ampli, on se rappelle d’elle marchant tout aussi doucement, une marguerite à la main. Elle était habillée de blanc, et le cœur jaune de la fleur, presque sans pétales, tranchait sur sa tenue d’homme. Aujourd’hui comme hier, l’artiste crée ainsi d’emblée, en se mettant elle-même en scène dans une image à la beauté étrange, un rapport au temps et à l’espace particuliers. En s’extrayant, et la salle par la même occasion, du rythme quotidien de la ville, de sa course, l’artiste crée les conditions nécessaires à la convocation du mythe, et à sa transformation qui elle-même vise un autre changement. Rien moins que celui du monde, que Vanasay Khamphommala entend peupler de « beautés nouvelles », en rupture avec les systèmes et hiérarchies existantes.
Dans Écho, Vanasay Khamphommala reprend et enrichit les bases du langage complexe, très singulier, qu’elle a mis au service du mythe d’Orphée dans sa précédente pièce, elle-même introduite par la première création de Lapsus Chevelü, L’Invocation à la muse (2018). Soit un rituel d’invocation par un « poëte » de ses inspiratrices, conçu dans le cadre des « Sujets à vif » au Festival d’Avignon avec la performer britannique d’origine afrocaribéenne Caritia Abell, dont certains éléments – des fleurs piquées dans la peau par exemple, et plus profondément un rapport étroit entre douleur et jouissance – sont aussi présents dans Écho. Vanasay Khamphommala affirme ainsi un rapport particulier à la création : si chacun de ses spectacles forme un tout autonome, c’est davantage du fait d’un assemblage particulier de matériaux préexistants – qu’ils appartiennent aux mythes ou à l’univers de la compagnie –, que de l’invention de formes nouvelles et du traitement de sujets inédits.
Le chagrin d’amour, au cœur d’Écho, était déjà présent dans Orphée aphone, où le poète éponyme se transformait en son aimée Eurydice en allant la chercher aux Enfers. Vanasay Khamphommala et ses complices – elle retrouve tous les collaborateurs de sa création précédentes, rejoints par la chanteuse et comédienne Nathalie Dessay, le comédien Pierre-François Doireau et le philosophe Paul B. Preciado, grand penseur des questions de genre – poursuivent leur métamorphose des Métamorphoses d’Ovide en se concentrant sur « une figure incontournable du désespoir amoureux, sœur symbolique de Cléopâtre, Didon, Phèdre, Traviata ». Et en continuant d’inventer un rapport au genre singulier, indépendant du corps : queer, comme le revendique l’artiste. Comme Orphée et Eurydice, et avant eux le couple Vénus et Adonis auquel elle a consacré un texte[i], le personnage éponyme d’Écho est pour ceux qui s’en emparent une manière de créer une qualité singulière de présent, en mutation constante, plutôt que de revisiter le passé. En s’appropriant, en changeant le mythe, Lapsus Chevelü travaille à le liquider.
« Émancipons les hommes : abolissons les mythes », lisait-on déjà dans Vénus et Adonis, où l’histoire de la déesse et du mortel se présentait morcelée, comme d’emblée condamnée. Ce programme était aussi réalisé dans Orphée aphone, où la parole très dense du héros, en alexandrins, laisse place à celle, erratique, souvent à la limite du compréhensible, d’Eurydice reprochant au premier sa passion aveugle, égoïste. Dans Écho, c’est en mêlant étroitement le mythe à son intimité, à sa vérité personnelle ou à ce qu’elle présente comme tel, que Vanasay Khamphommala entend s’en libérer et en libérer ses semblables. Tandis qu’elle entame en silence, avec une troublante économie de gestes, un rituel dont la dimension sexuelle n’est pas que symbolique, un texte écrit en direct et projeté en fond de scène formule la relation qu’elle entretient avec la nymphe qui, chez Ovide, est changée en pierre pour n’avoir su se faire aimer de Narcisse.
Vanasay, lit-on, est une Écho non résignée à son sort, qu’elle explique aussi à travers une vidéo aux airs documentaires, où apparaissent des objets – un kouign amann et une échalotte, entre autres – que l’on retrouve bientôt sur scène, convoqués dans le rituel en cours. Lequel s’achemine vers un enterrement, réalisé par Nathalie Dessay, Caritia Abell et Pierre-François Doireau, dont les petites cérémonies prennent bientôt la place de celle de Vanasay qui durant une heure demeure sous un tas de terre pailletée. La disparition de la figure mythologique, et par la même occasion de celle du metteur en scène, donne lieu à un mélange de nombreuses pratiques et d’aussi nombreuses cultures. Des scènes de deuil laissent place à un pique-nique, où l’apparence insouciance ne tarde à laisser transparaître une forme d’inquiétude chargée de souvenirs de chagrins d’amour passés. Leur liberté magnifique contribue sans doute à la renaissance d’Écho sous une forme nouvelle.
En plus d’être au-delà du genre, cette Écho est post-coloniale. Pour la première fois, Vanasay Khamphommala convoque ses origines laotiennes, à travers la langue qui se mêle à d’autres – le français et l’anglais –, et un rituel musical, le sen, utilisé dans l’exorcisme des chagrins d’amour. En faisant implicitement de ce rituel l’un des possibles remèdes contre la peine d’amour telle qu’elle est véhiculée dans les mythes grecs, l’artiste crée une relation entre Orient et Occident qui peine à exister dans le réel. Ce qu’il fait aussi pour ce qui est du genre et des relations de pouvoir, dont la remise en question dans le processus artistique est évidente. En cela, la scène est pour Vanasay Khamphommala un espace d’utopie, comme il en existe peu sur nos scènes contemporaines. Sa complexité, mais aussi sa grande beauté plastique et le don de soi de l’artiste, proche du sacrifice mais toujours lumineux, font d’Écho un objet qui remue corps et pensée avec une profondeur qui a la délicatesse, la pudeur d’un enfouissement riche de créations passées et prometteur de splendeurs futures.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Écho
Dramaturgie et textes Vanasay Khamphommala
Collaboration artistique Théophile Dubus et Paul B. Preciado
Création musicale et sonore Gérald Kurdian
Scénographie Caroline Oriot
Création lumière Pauline Guyonnet
Costumes Céline Perrigon
Régie générale Charlotte Girard
Régie son Antoine Layère
Régie lumière Michèle Milivojevic
Habillage Marion MontelAvec Caritia Abell, Natalie Dessay, Pierre-François Doireau, Vanasay Khamphommala et la participation de Théophile Dubus
Production Lapsus chevelü
Coproduction Théâtre Olympia – Centre dramatique national de Tours, TnBA – Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, La Halle aux grains – Scène nationale de Blois et Kampnagel Hamburg
Coréalisation Les Plateaux Sauvages
Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages
Avec le soutien de la Région Centre-Val de Loire – Aide à la création, de l’Adami, de la SPEDIDAM, du Fonds Transfabrik, du CENTQUATRE-PARIS, de La Chartreuse – Centre national des écritures du spectacle, du Fonds FAAR et du programme INSTINCT – BerlinLapsus chevelü est conventionnée par le Ministère de la Culture – DRAC Centre-Val de Loire. Ce spectacle bénéficie de la Convention pour le soutien à la diffusion des compagnies de la Région Centre-Val de Loire signée par l’Onda, la Région Centre-Val de Loire et Scène O centre.
Les Plateaux Sauvages
Du 19 au 24 septembre 2022Théâtre Olympia – CDN de Tours
Du 4 au 7 octobre 2022TnBA – Bordeaux
Du 18 au 22 octobre 2022
La Halle aux Grains – Scène nationale de Blois
Les 6 et 7 décembre 2022MCA – Scène nationale d’Amiens
Du 13 au 14 décembre 2022
[i] Orphée aphone | Vénus et Adonis, Vanasay Khamphommala, éditions Théâtrales, 2018.
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