Aux Ateliers Berthier, la troupe en exil du Belarus Free Theatre s’empare de la fable dystopique d’Alhierd Bacharevič, mais masque ses enjeux politiques sous un trop-plein d’engagement scénique.
Disons-le d’emblée : inviter le Belarus Free Theatre sur une scène française est un acte politique fort, essentiel, nécessaire, au vu de la situation qui prévaut depuis de nombreuses années dans ce pays – autrement appelé Biélorussie – où le régime du dernier dictateur d’Europe, Alexandre Loukachenko, muselle, menace et emprisonne à tour de bras ses opposants. En 2010, ses deux co-directeurs, Natalia Kaliada et Nicolai Khalezin, ont dû fuir le Belarus et se réfugier à Londres pour échapper à une série de poursuites pénales engagées contre eux. Pendant dix ans, ils ont pu poursuivre leur travail à distance, ou dans des lieux de répétitions spécifiques, avec les membres de la troupe qui, restés au pays, continuaient d’y jouer clandestinement leurs spectacles. Après la répression des manifestations de 2020, prétexte à un nouveau tour de vis, la compagnie a dû abandonner cette logique de création et se délocaliser intégralement en Ukraine, puis en Pologne. Depuis, les artistes se réunissent dans différents pays au gré de leurs performances, telle Dogs of Europe, présentée aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon.
Dernier de leurs spectacles joués à Minsk avant, sans doute, un très long moment, cette adaptation partielle du roman-monstre de leur compatriote Alhierd Bacharevič – lui aussi interdit par le régime biélorusse – a, sur le papier, la saveur de ces fables dystopiques capables d’étonner, et d’effrayer, par leur caractère prophétique. Dans ce livre publié en 2017, l’auteur, aujourd’hui exilé en Autriche, anticipait les manifestations de 2020 au Belarus, le retour en force des tentations impérialistes russes, mais aussi l’invasion de l’Ukraine qui précipite, dans son récit, l’Europe tout entière dans une nouvelle guerre. Dopé aux armes atomiques, ce conflit provoque la division des nations, la dislocation de l’Union et l’avènement d’un Nouveau Reich qui, en 2049, englobe plusieurs pays de l’Est de l’Europe, d’Asie Centrale et même la Chine, désormais sous domination russe. En face, les nations libres se coalisent au sein d’une Ligue des États européens et le Vieux Continent se retrouve alors scindé en deux par une Grande Muraille qui court de la mer de Barents à la Méditerranée. Mélange du vocable de la Seconde guerre mondiale et des dynamiques territoriales de la Guerre froide, cette nouvelle donne géopolitique pose les bases d’un monde bien sombre où dictature et démocratie, liberté et autoritarisme, partisans et résistants se toisent, se confrontent et s’affrontent même, parfois, en sous-main.
Scindée en deux actes, comme autant de blocs, la pièce tricotée par le Belarus Free Theatre, à partir de trois des six parties de l’oeuvre d’origine, tente de profiter du côté thriller de ce roman d’anticipation. Dans la première partie, le jeune Mauchun, habitant du village de White Daws situé dans le Nouveau Reich, se retrouve ainsi mêlé à une affaire d’espionnage où les personnes qu’il croise ont, le plus souvent, un double visage ; dans le seconde, un jeune détective, Skima, cherche à retrouver l’identité d’un homme mort dans un hôtel de l’Europe libre, et remonte le fil de la vie de ce poète, de librairie en librairie, de Berlin à Paris, en passant par Prague, Vilnius et Hambourg, dans un monde où les livres sont totalement délaissés par la population, telles les reliques d’une société ancienne. Accompagné d’un « synopsis des scènes » fourni à chaque spectateur, le déroulé de ces deux volets, à commencer par le premier, apparaît d’une étonnante complexité à l’épreuve du plateau. En dépit d’un chapitrage quasi scolaire, la dramaturgie est à ce point confuse qu’il devient très difficile de s’y retrouver, d’identifier clairement les personnages et de comprendre précisément ce qui se joue entre eux. Surtout, ces petites histoires peinent à prendre du relief, à trouver un écho entre elles, mais aussi avec la grande, réduite à l’état de contexte qui matrice simplement les relations de défiance entre les individus.
Au lieu de monter en tension, les récits sont relégués au second plan, étouffés par l’engagement démonstratif de la troupe du Belarus Free Theatre et par la mise en scène survitaminée de Nicolai Khalezin et Natalia Kaliada. Sous leur houlette, les acteurs sont moins des comédiens que des athlètes de la scène, capables d’endurer, jusqu’à l’excès, un mode de jeu plus physique que précis. Cette appréhension du plateau génère un mouvement perpétuel, plus étourdissant que fascinant, qui finit par imprimer un rythme paradoxalement monotone. Entrecoupées d’intermèdes chorégraphiquement assez pauvres, parasitées par les compositions enfiévrées d’un duo de chanteurs-musiciens qui tournent parfois au vacarme, les scènes baignent dans une esthétique bas de gamme, dont l’omniprésente création vidéo de Roman Liubyi, sous la forme de collage animation, est l’exemple le plus criant. Au sortir, ce Dogs of Europe ne peut alors laisser qu’un goût amer, celui d’un projet politiquement salutaire, mais théâtralement discutable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dogs of Europe
d’après le roman d’Alhierd Bacharevič
Un spectacle du Belarus Free Theatre
Mise en scène Nicolai Khalezin, Natalia Kaliada
Avec Darya Andreyanava, Pavel Haradnitski, Kiryl Kalbasnikau, Mikalai Kuprych, Aliaksei Saprykin, Mitya Savelau, Maryia Sazonava, Stanislava Shablinskaya, Yuliya Shauchuk, Raman Shytsko, Oleg Sidorchik, Kate Vostrikova, Ilya Yasinski
Scénographie, dramaturgie Nicolai Khalezin
Co-dramaturge Maryia Bialkovich
Cinéaste Roman Liubyi
Lumière, vidéo Richard Williamson
Composition Sergej Newski
Musique originale et live Mark et Marichka Marczyk (Balaklava Blues)
Son Ella Wahlström
Chorégraphie Maria Sazonova
Vidéaste Mikalai Kuprych
Illusions Neil Kelso
Conseil en combats RC-Annie
Traduction des surtitrages en français Andreï VaitovitchProduction Belarus Free Theatre
Coproduction Barbican – Londres ; Théâtres de la Ville de Luxembourg
Avec le soutien de Arts Council England, Goethe-Institut, Cockayne – Grants for the Arts, The Harold Hyam Wingate Foundation, Ihnatowicz Foundation, Backstage Trust
Coréalisation Festival d’Automne à ParisDurée : 3 heures (entracte compris)
Odéon-Théâtre de l’Europe – Ateliers Berthier, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 9 au 15 décembre 2022Adélaïde Festival, Australie
du 2 au 6 mars 2023
Hélas, c’est tout à fait ça, affreuse déception