Complices de longue date, la metteure en scène Sarah Oppenheim et la comédienne et chanteuse Fany Mary poursuivent avec D’ici à demain leur théâtre d’images et de sensations. Elles nous invitent à une traversée intérieure d’une rare délicatesse entre passé et présent. Entre pierres, vent, et chant.
Des métamorphoses, des voyages qui souvent mènent vers l’enfance, vers le passé et d’autres destinations inaccessibles par voiture ou par avion, Sarah Oppenheim et Fany Mary en ont mené ensemble un bon nombre. Peu après la création par la première de la compagnie Le Bal Rebondissant en 2006, la metteure en scène et la comédienne et chanteuse entamaient leur dialogue sous les hospices sombres mais tournés vers la lumière de La voix dans le débarras, monologue intérieur par lequel son auteur Raymond Federman retourne dans le grenier où il fut caché trente ans plus tôt afin d’échapper à la police lors de la rafle du Vel d’Hiv. Avec d’autres interprètes mais aussi avec scénographes, créateurs sons et lumières, plasticiens ou encore musiciens qui sont déjà et seront toujours pas la suite co-auteurs des spectacles de la compagnie, les deux artistes posaient avec ce voyage vers l’indicible les bases d’un langage commun qui s’appuie sur les mots pour aller au-delà : vers un monde où sensations et pensées seraient entièrement libres de s’associer entre elles de toutes les manières possibles, à commencer par les plus éloignées de toute logique commune.
D’ici à demain est habité de toutes les traversées singulières qu’ont réalisé Sarah Oppenheim et Fany Mary hors des sentiers balisés du théâtre, se choisissant pour guide les auteurs très différents mais tous rebelles aux pensées uniques et trop logique que sont Henri Michaux dans Saisir (2015), Ovide dans Donnez-moi donc un corps (2017) et Siegfried Lenz dans Les joies du devoir (2019). En qualifiant leur objet de « théâtre d’images, musical et plastique avec Fany Mary, regardée par Sarah Oppenheim », les deux complices placent aussi leur cheminement à distance des hiérarchies habituelles entre metteur en scène et acteur : l’horizontalité, le dialogue est partout dans D’ici à demain. Accompagnée seulement au piano de Cécile Maisonhaute, qui en plus d’être au plateau signe la création musicale de la pièce, Fany Mary prend le spectateur par la main pour l’emmener au plus près du monde qu’elle construit depuis des années avec Sarah Oppenheim et bien d’autres. Ici avec, en plus de la musicienne, la scénographe Aurélie Thomas elle aussi fidèle du Bal Rebondissant, le créateur lumières Pierre Setbon et le machiniste Théophile Seyrig.
Dans une adresse directe qu’elle ne retrouvera par la suite qu’à de rares et brèves reprises, la comédienne formule avec nous un pacte qui est au fond celui sur lequel repose le plus souvent le théâtre. Il s’agit de faire comme si l’on croyait à ce qui va être dit, à l’histoire dans laquelle Fany Mary se lance avec la douceur enveloppante qu’on prend pour raconter un conte à des enfants. En nous racontant avoir trouvé un jour par terre une feuille annonçant une masterclass avec une artiste qu’elle admire, la compositrice et chorégraphe américaine Meredith Monk, et s’y être inscrite, la comédienne place D’ici à demain dans un espace où la frontière entre le vrai et le faux est floue, indécidable. Sans chercher à faire passer son introduction pour autre chose que ce qu’elle est, un sas où se défaire de nos fonctionnements quotidiens, de nos rationalités, elle nous détaille un exercice de ce stage : inviter en soi un de ses ancêtres, et échanger avec lui. Devant nous, très lentement, Fany Mary – ou l’entité qu’elle incarne au plateau, qui tient probablement autant d’elle-même que de Sarah Oppenheim – devient ainsi sa grand-mère en enfilant un simple manteau. S’ouvre alors une partition où les mots n’ont que peu de part, où le corps au contraire, ainsi que l’espace et les objets qui l’occupent ouvrent un voyage qui offre à l’imaginaire spectateur une très large place.
Dans son glissement constant, d’une infinie délicatesse, entre une vieille femme et une enfant, en passant par une mère dont on comprend sans qu’il y ait besoin de récit qu’elles forment les différentes strates d’une même généalogie, on devine que Fany Mary convoque toutes ses transformations préalables avec le Bal Rebondissant pour s’en inventer de nouvelles. Le fait que les deux co-équipières s’embarquent dans D’ici à demain sans s’arrimer à un texte, ce qui est pour elles une première, confirme notre intuition : leur matière première pour cette création est leur relation de théâtre. Ce qui ne veut pas dire qu’elles abordent le plateau comme un huis clos, au contraire. Peuplé de maisons de poupée et d’encadrures de porte et de fenêtre à taille réelle, leur plateau est tout un monde qui se donne à connaître au gré des métamorphoses de Fany mais aussi des musiques qui surgissent, des lumières qui varient et des silences qui relient le tout.
Des motifs récurrents, tels qu’un petit vent ou un lied de Schubert passant de la bouche de Fany grand-mère à celle de Fany petite fille, s’arrêtant dans celle de Fany maman qui ne cesse de se servir un thé où nagent des pierres et de chercher une chose qu’elle ne trouve jamais, dessinent le passage du temps dans une même famille. Ils disent ce qu’on hérite, pour le meilleur et pour le pire. Ces trois Fany en une ont aussi en commun le don de faire exister fortement chaque petite chose qui les entoure ou passe entre leurs mains. Ainsi des cailloux qui sont tantôt des jouets tantôt des menaces, ou encore des sciures de bois figurant un instant des miettes pour les oiseaux puis l’arrivée dans la demeure d’une tragédie non dite – on pense à la Shoah, évoquée dans plusieurs des pièces précédentes de Sarah Oppenheim. Ainsi de l’oiseau minuscule que Fany grand-mère trouve sur un rebord de fenêtre, ou de l’oiseau de pierre de que Fany enfant déniche dans un tas de poussière. Ces images vivantes forment une poétique aussi concrète que mystérieuse, qui nous fait le grand bonheur très rare aujourd’hui au théâtre de ne pas nous dire ce que l’on doit en comprendre, de nous laisser libre de faire ou non histoire des pointillés magnifiques des trois Fany.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
D’ici à demain
Mise en scène Sarah Oppenheim
Avec Fany Mary et Cécile Maisonhaute
Régie plateau Théophile Seyrig
Création musicale et sonore Cécile Maisonhaute
Scénographie Aurélie Thomas et Kristelle Paré
Lumière Pierre Setbon et Cristobal Castillo
Regard extérieur Yann Richard
Décor Denis VillandProduction Le Bal Rebondissant.
Coproduction MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.
Avec le soutien du ministère de la Culture – Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France.
Accueil en résidence La Fonderie au Mans, du Cube-Studio – Théâtre de Hérisson, du Studio-Théâtre de Vitry, des Ateliers du spectacle – cie Jean-Pierre Larroche, du Théâtre Le Colombier-Bagnolet (résidence de création).
Avec le soutien de la SPEDIDAM, société de perception et de distribution qui gère les droits des artistes interprètes en matière d’enregistrement, de diffusion et de réutilisation des prestations enregistrées.
Durée 1h20
Du 24 au 29 novembre 2023
MC 93 Bobigny
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