Denis Podalydès met en scène la pièce majeure d’Ostrovski, grand auteur russe du XIXème siècle, paradoxalement très peu connu en France. Un Orage qui offre quelques moments de bravoure d’un jeu haut de gamme, et donne à se plonger dans une ruralité désespérante.
Casting de ouf pour ce nouveau spectacle de Denis Podalydès. Une troupe de douze interprètes tous passés par le Conservatoire National, dont quelques « stars » comme Philippe Duclos ou Nadia Strancar. Une scénographie d’Eric Ruf à partir d’une superbe photo du paysagiste Thibaut Cuisset. Un texte d’Ostrovski, L’Orage, chef d’œuvre d’un auteur russe du XIXème siècle, célébrissime dans son pays, méconnu en France, à partir duquel Podalydès prévoyait initialement de construire un triptyque. Et pour transformer le texte, le rendre plus approprié à notre langue et à nos esprits contemporains, Laurent Mauvignier, qui publie aux Editions de Minuit, non pas une nouvelle traduction, mais une adaptation du texte original.
Tout est donc réuni, couverture médiatique comprise, pour que constitue un événement cette découverte d’une œuvre qui plonge le spectateur dans une effrayante Russie profonde. Podalydès l’a voulue des années 90, mais force est de constater que, nonobstant un téléphone par ci et une télé par là, elle sent encore bien son XIXème siècle. Religiosité étouffante, structures morales, familiales et sociales qui annihilent tout désir de liberté. Comme d’habitude, les premières victimes en sont les femmes, jeunes surtout. La pièce sent aussi la ruralité, avec sa capacité à réduire l’espace de vie en maintenant chacun sous le regard des autres et à n’offrir comme espaces de liberté que des chemins de traverse qui s’enfoncent dangereusement dans l’inconnu de la forêt. C’est celui qu’empruntera Katerina, l’épouse de Tikhon, qui se laisse aller à sa passion amoureuse, dont on se demande bien ce qui la motive, pour un jeune homme assez veule. Seule liberté qu’elle s’accorde dans une existence jusque là corsetée, cette folie la jettera dans les eaux de la Volga.
L’intérêt de la pièce d’Ostrovski met un peu de temps à émerger. Mais on a le temps, le spectacle dure plus de deux heures trente. Il faut d’abord que s’installent les personnages : parmi eux, Dikoï, le commerçant éruptif qui maltraite son monde, et son pendant féminin, la belle-mère de Katerina, dragon domestique qui tyrannise son fils et sa belle-fille. Mais aussi, encore, Kouliguine, inventeur un peu en marge qui tente d’humaniser cet univers violent où la vodka coule à flots. Dans ce village de Kalinov, on se croise comme on respire, et la même rive de la Volga, en fond de scène, figure tantôt un paysage extérieur tantôt l’intérieur d’une maison, comme si les bords du fleuve érigeaient la frontière mentale d’un univers clos sur lui-même, le Rubicon ou le Styx, avec leur beauté dans ce qu’elle a de fascinant et de menaçant. La première partie de la pièce, malgré l’accompagnement musical tout en douceur et en subtilité de Bernard Vallery en direct sur scène, laisse ainsi passer quelques longueurs, et fait craindre qu’on ne s’enfonce dans une longue fable naturaliste historique, dans une chronique sans beaucoup de relief. Mais que Tikhon parte pour dix jours et laisse seule sa femme Katerina, malgré la surveillance étroite de sa belle-mère, celle-ci déclare son amour à son jeune pusillanime, et voilà que s’enclenche une tragédie qui donne naissance à quelques scènes surpuissantes.
Celle qui s’incrustera dans la mémoire – hors le tonitruant orage – c’est sans nul doute ces adieux sublimes entre Katerina et Boris. Elle, intérieurement ravagée mais calme, pleine de sollicitude, qui tente encore de se saisir, de comprendre ce qui se produit en elle, détruite et forte à la fois. Lui, en partance, qui n’esquisse pas un geste pour empêcher le malheur qu’il voit pourtant s’avancer, inexorablement, tandis que nous, spectateurs, on n’arrive pas à lui en vouloir. Rien ne peut être sauvé. Car les personnages n’évoluent pas chez Ostrovski, restent bruts de décoffrage, certainement comme chacun de nous. La violence inflexible de la mère de Tikhon en devient à la fin plus que cruelle, inhumaine, insupportable, et drôle quand même. Et Koulouguine, l’inventeur poète humaniste a beau appeler inlassablement au grand pardon version chrétienne et à l’ouverture des esprits, le poids des structures sociales n’en finit pas d’écraser tous les personnages, bons comme méchants. Au milieu de cette communauté ordinaire, Mélodie Richard interprète Katerina, la passionnaria de la pièce, avec ses airs de sainte, d’icône – teint diaphane, corps gracile et chevelure très brune –, et porte avec une force ébouriffante la douleur d’un enfermement social auquel elle et sa belle-sœur voudraient échapper. Cette dernière voudrait voler comme un oiseau, elle s’enfoncera donc, poussée par son malheur, dans les eaux de la Volga. Orage, eaux, désespoir. On sort de ce spectacle impressionné par l’interprétation de la troupe et accablé du sort que le monde réserve aux femmes.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
L’Orage
d’Alexandre Ostrovski
Adaptation Laurent Mauvignier
Mise en scène Denis Podalydès
Avec Cécile Brune, Julien Campani, Philippe Duclos, Francis Leplay, Leslie Menu, Dominique Parent, Laurent Podalydès, Mélodie Richard, Nada Strancar, Bernard Vallery, Geert Van Herwijnen, Thibault VinçonScénographie Eric Ruf
Costumes Anaïs Romand
Son Bernard Vallery
Lumières Stéphanie Daniel
Assistant mise en scène Laurent Podalydès
Assistante scénographie Caroline FrachetProduction Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord
Coproduction Le Quartz, Scène nationale et Congrès de Brest ; Le Parvis – Scène Nationale Tarbes Pyrénées ; Scène Nationale d’Albi-Tarn ; Célestins, Théâtre de Lyon ; Théâtre de Caen ; Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national Art et création pour la diversité linguistique ; La Maison, Nevers Agglomération – Scène Conventionnée Art en Territoire ; Théâtre Saint-Louis – Pau ; Cercle des partenaires
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalDurée du spectacle : 2h30
Bouffes du Nord
Du 12 au 29 janvier 2023
Du mardi au samedi à 20hDu 8 au 18 mars aux Célestins à Lyon
14 mars à la Maison de la culture de Nevers
28 et 29 mars à la Scène Nationale d’Albi-Tarn
25 et 26 avril au Théâtre St Louis à Pau
2 et 3 avril au Parvis à Tarbes
6 et 7 avril au Théâtre de Caen
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