Présenté à la Maison des arts de Créteil dans le cadre du Festival d’automne, le spectacle taïwanais mis en scène par Wang Chia-Ming et joué en mandarin suit les destins ordinaires de quatre femmes anticonformistes en quête d’amour et d’évasion.
Rencontrées à un moment charnière de leur existence, les quatre personnages féminins qui sont au cœur du spectacle sont issus de nouvelles récemment écrites par Alice Munro, Prix Nobel de littérature, et regroupées sous le titre évocateur Rien que la vie. Et, en effet, la qualité principale de l’autrice canadienne, souvent comparée à Tchekhov, tient dans sa capacité à simplement et très justement dépeindre la vie ordinaire de ses protagonistes observés au fil du quotidien et de ses aléas, toujours par le prisme de l’intime et du sensible. Ces courtes histoires cristallisent des sentiments aussi forts que l’aspiration, la contrariété, la rivalité, le désir, le désenchantement. Leurs enjeux tellement universels se prêtent formidablement bien à leur recontextualisation dans la Chine contemporaine. Car la mise en scène de Wang Chia-Ming nous plonge avec douceur et saveurs dans l’Asie d’aujourd’hui.
Elles suivent chacune leur chemin sans lien apparent mais successivement joué et sans interruption. Chose étonnante, le temps fluctuent s’écoule lentement pour le spectateur mais tout est rapide pour elles qui cherchent intensément à fuir, déconstruire, reconstruire, rompre avec les attentes, les convenances, partir à l’aventure, s’échapper, vagabonder, se laisser aller à l’ivresse, à l’amour, à la drogue, à la nature, la spiritualité, céder à l’appel de l’ailleurs, de l’inconnu. La pièce s’ouvre sur le récit d’une jeune femme malmenée par l’agitation de la vie moderne. Elle se trouve dans un métro de banlieue bondé et devra encore prendre un bus, un taxi, ou encore marcher, pour se recueillir sur la tombe de sa mère. Morte amnésique et fragilisée par un accident vasculaire cérébral, cette dernière a pourtant mené une existence phénoménale. Simple ouvrière dans un atelier de couture, elle s’est mariée très jeune et enceinte et par la suite a eu un nouveau mari à chaque décennie de sa vie. Plus tard, la pièce met en scène deux sœurs jumelles, une autre femme malade d’un cancer qui, excédée par le contact avec les autres, cherche la guérison auprès de tradition chamaniques obscures et finira par suivre un inconnu à moto dont elle tombe amoureuse, enfin une dernière jeune fille qui pour gagner sa vie fait le ménage dans un hôtel et qui lors de son adolescence a vécu d’excès, de débauche. Toutes sont confrontées à la différence et à la douleur de la perte.
Sans effets, sans pathos, malgré le caractère dramatique des histoires racontées, le spectacle restitue à la fois le souffle romanesque et la profonde intimité de ces parcours de vie qu’il transcrit au plateau dans une écriture volontiers cinématographique. Malheureusement, il semblerait que le beau travail vidéo opéré à la création de la pièce à Taipei ne soit pas présenté dans son intégralité lors de la tournée française. Et c’est dommage, car la mouture vue à Créteil n’est pas fidèle à celle affichée sur les photographies et la bande-annonce du spectacle. Celui-ci apparemment aménagé se laisse découvrir dans une forme plus abrupte, plus bricolée. Son décor qui ressemble à un bidonville rend bien peu justice au charme de sa belle facture d’origine. Il n’empêche que le soin apporté au climat de chaque scène, et elles sont nombreuses, la fluidité avec laquelle les péripéties s’enchaînent, la beauté de la musique qui abonde, si douce, sirupeuse, comme pour tendre à adoucir, consoler du malheur, tout cela est fait avec un art et une délicatesse qui charment.
Il demeure une belle suavité dans les atmosphères hautes en couleurs ou bien plus nocturnes, toujours à la lisière de l’ombre et de la lumière, une fantaisie et une mélancolique inextricables. Les acteurs croquent avec empathie et acuité leur personnage et parviennent à atteindre au cœur de l’humain. Ils sont remarquables. Les récits s’offrent à voir avec la folle élégance d’une dance, d’une fête, d’un rêve, comme pour conjurer le sort. Il y a une tendresse énorme dans le regard et le travail de Wang Chia-Ming qui fait s’envelopper les terribles drames de jolies mélodies légères, délicatement chantées et accompagnées au piano ou à la guitare, d’une fine pluie de flocons de neige et d’un grand drap blanc qui s’étend sur la totalité du plateau. Toute l’équipe reçoit un beau succès en saluant modestement sur la célèbre chanson pop Ode to my family des Cramberries.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Dear Life
Conception et mise en scène, Wang Chia-Ming
Avec Fa, Wang Chuan, An Yuan-Liang, Yu Pei-Zhen, Huang Chiao-Wei, LI Ming-Chen, Gwen Yao, Chang Jimmy, Chen Wu-Kang, Huang Pei-Shu, Sunny Yang, Lai Wen-Chun
Musique, Blaire Ko, Lin Fang-Yi
Percussionistes, Yu Rho-Mei, Kao Chen-Yin, Wu Kang-Chiu
Lumières, Wang Tien-Hung
Décors, Huang I-Ju
Costumes, Chin Ping-Ping
Production Shakespeare’s Wild Sisters Group (Taipei) ; National Theater & Concert Hall (Taipei)
Coréalisation Maison des Arts Créteil ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de l’ONDA
Spectacle créé le 23 mars 2018 au National Theater & Concert Hall (Taipei) dans le cadre du Taiwain International Festival of ArtsDurée : 2h
Spectacle en mandarin surtitré en françaisFestival d’Automne à Paris 2019
Maison des Arts Créteil
28 au 30 Novembre
Wang Chia-Ming, fondateur et directeur du Shakespeare’s Wild Sisters Group, travaille dans le champ du théâtre expérimental depuis de nombreuses années. Dans ses créations, Wang Chia-Ming opère la fusion entre tradition et innovation, culture populaire et avant-garde, tout en expérimentant de nouvelles formes d expression, gr ce ses collaborations avec des artistes de disciplines diverses. Privilégiant l espace vide et l usage de la voix, son th théâtre se tisse aux confins des conditions de possibilité du théâtre, qu il explore et interroge. Il est distingué aux Taishin Arts Awards deux reprises : il reçoit le premier prix pour les arts de la scène et le prix spécial du jury.