Au Théâtre du Nord, David Bobée et Éric Lacascade unissent leurs forces, et leurs savoir-faire, pour donner vie à la pièce écrite et interprétée avec fougue et panache par les diplômé·es du Studio 7 de l’École du Nord, où un crash aérien devient la métaphore de la catastrophe qui guette notre société.
Il faut la voir cette carlingue devenue carcasse, scindée en deux, éventrée, à ce point à taille humaine qu’elle occupe une bonne partie du plateau du Théâtre du Nord. Plaidoyer à lui seul pour la pérennisation des ateliers de décor au sein des CDN – qui, ces dernières années, sous l’effet des restrictions budgétaires, ont eu tendance à fermer leurs portes –, au vu de l’expertise hors norme des orfèvres qui les composent, ce squelette aérien a la force d’un symbole, capable de se charger des projections de celui ou celle qui l’observe. « Cet avion est une métaphore, il est tout à la fois l’avion qui est entré dans les tours jumelles, l’avion du libéralisme d’un monde globalisé, l’avion qui tombe lorsqu’il transporte un opposant à Poutine, l’avion pollueur, celui que la génération des parents utilisait pour partir au Kenya faire un safari, l’avion d’un monde catastrophe laissé à la nouvelle génération », explique David Bobée, co-concepteur, avec Léa Jézéquel, de cette scénographie, et co-metteur en scène, avec Éric Lacascade, de ce Tragédie, présenté comme le « spectacle de sortie » des diplômé·es du Studio 7 de l’École du Nord. Responsables du texte qui habite ce majestueux décor, Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoel Duval et Jean Serge Sallh ne disent pas autre chose, et ne tardent pas à se servir du premier acte de leur pièce – qui, comme toute bonne tragédie, en comptera trois – pour exposer le malaise de l’ensemble de leur génération.
Ils sont quinze, toutes et tous membres de cette « génération-malade, génération-tire-au-flanc, génération culpabilité, génération-covidée, génération sacrifiée, génération Z, génération internet, génération woke », à se rendre, en avion, à un mystérieux colloque international pour faire entendre leur parole. Étudiantes et étudiants appartenant à une même école, comme le laisse supposer l’uniforme que chacune et chacun a sur les épaules, ils unissent leur voix pour former un choeur qui, parfois avec humour, souvent avec sérieux, mord au jarret d’une société telle qu’elle ne va plus. Face à face et les yeux dans les yeux avec les spectatrices et spectateurs, ils débattent autant qu’ils assènent, se dédouanent autant qu’ils endossent, disent leur mal être, leurs doutes, leurs espoirs (déjà) déçus, s’en prennent à leurs aînés – au « boom boom des boomers » – autant qu’ils assument leurs contradictions – trier ses déchets, mais commander sur Amazon – et reconnaissent leurs privilèges par rapport à d’autres – né·es bien avant eux ou ailleurs qu’eux –, jusqu’à ce qu’un bruit étrange les interrompe. Tant décrite et redoutée, la catastrophe vient d’avoir lieu : leur avion s’est écrasé sur un territoire non identifié. De retour à la case départ de l’humanité, au milieu d’un no man’s land où ils comprennent bien vite que personne ne pourra venir les secourir, le choeur se transforme en communauté rendue à une forme d’état de nature. Sans nourriture suffisante pour tenir un siège, ils vivent alors au rythme d’un compte à rebours physiologique. « Combien de temps un corps humain peut-il survivre sans manger ? », demande Miya à Yassim ; « Je dirai 30 jours ? Environ… », se hasarde-t-il.
Loin de suivre les pas d’une oeuvre survivaliste, comme la série Lost, par exemple, où des victimes d’un crash aérien devaient apprendre à survivre sur une île déserte, les quatre autrices et auteurs de Tragédie cherchent plutôt à sonder les ruines, à faire l’expérience d’un monde d’après la catastrophe, qui pourrait, tout à la fois, être climatique, nucléaire ou économique. Ils empruntent alors un sentier différent de celui de Philippe Quesne qui, dans Crash Park, la possibilité d’une île, imaginait une utopie où les rescapés s’adonnaient aux joies de la robinsonnade, et tentent d’interroger, en creux, la désirabilité d’un tel reset, la possibilité réelle, et non simplement intellectuelle, de bâtir un chemin différent de ceux déjà tracés et de forger les fondations d’une autre société. Parfois bavard, souvent touchant, leur texte s’impose comme une vraie pièce politique de jeunesse, avec sa part de fougue, son brin de naïveté, son soupçon d’idéalisme, son zeste de nihilisme à la Nizan, entretenu par une expérimentation de la déréliction postapocalyptique. Tandis que l’appel aux parents retentit à intervalles réguliers – quoi de plus logique pour ces jeunes qui ne sont plus franchement des enfants, mais pas encore tout à fait des adultes –, Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoel Duval et Jean Serge Sallh n’hésitent pas, aussi, à recourir aux anciens, à la mythologie – Prométhée, Chronos, Tirésias… – ou aux auteurs – Baudelaire, Tchekhov, Schopenhauer… –, moins pour s’en servir comme sources d’arguments d’autorité que pour les passer au banc d’essais, pour y trouver un embryon de solution, de quoi être guidé dans ce monde où les idéologies ont disparu.
Si leur texte n’est pas exempt de passages plus à vide que d’autres, s’il tend, à la longue, à s’effilocher, il tient, malgré tout, le choc grâce à l’incroyable force du groupe qu’il installe, dans le fond comme dans la forme, en son centre tel un imperturbable moteur. Surtout, cette écriture collective peut compter sur une alliance de choix entre le sens de la direction d’acteurs d’Éric Lacascade – particulièrement perceptible dans l’onde de choc du premier acte –, la façon d’habiter le plateau et de le rendre puissamment vivant de David Bobée et la folle énergie de ces comédiennes et comédiens diplômé·es du Studio 7 de l’École du Nord, à qui l’union, forgée au fil des années de formation, sert aujourd’hui de carburant scénique. Avec une volonté réelle de mettre un coup de pied dans la fourmilière et d’empêcher la catastrophe d’arriver, toutes et tous croquent le plateau à pleines dents, font montre d’un talent, individuel et collectif, qui n’a d’égal que leur envie, tout aussi puissante et perceptible, de jouer. Une envie de croire aussi que si « le monde, lui, il change le théâtre », comme ils le prouvent avec ce Tragédie, le théâtre pourrait, peut-être, un jour, changer le monde, qu’à la manière d’un acte de foi ou d’un Serment du Jeu de paume, ils s’emploieront, en tout cas, et sans garantie de succès, à l’y aider durant leurs carrières qui ne font que débuter.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Tragédie
Textes Ilonah Fagotin, Iris Laurent, Clément Piednoel Duval, Jean Serge Sallh diplômé·es du Studio 7 de l’École du Nord, accompagné·es par Éva Doumbia
Mise en scène David Bobée, Éric Lacascade
Avec Yassim Aït Abdelmalek, Félix Back, Poline Baranova Kiejman, Jessim Belfar, Clément Bigot, Sam Chemoul, Jade Crespy, Fantine Gelu, Ambre Germain-Cartron, Loan Hermant, Mohammed Louridi, Ilana Micouin-Onnis, Marie Moly, Chloé Monteiro, Miya Péchillon, Charles Tuyizere diplômé·es du Studio 7 de l’École du Nord
Scénographie David Bobée, Léa Jézéquel
Lumière Stéphane Babi Aubert
Vidéo Wojtek Doroszuk
Musique Jean-Noël Françoise
Costumes Mayuko Bobée, Angélique Legrand
Décor Atelier du Théâtre du NordProduction Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France ; École du Nord – École Professionnelle Supérieure d’Art Dramatique
Coproduction Compagnie Éric Lacascade ; La Villette – Paris ; Tandem, Scène Nationale d’Arras – DouaiDurée : 2h40
Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France
du 1er au 5 octobre 2024Le Phénix, Scène nationale de Valenciennes
Les 16 et 17 octobreTandem, Scène nationale d’Arras – Douai
les 16 et 17 janvier 2025Comédie de Béthune – CDN
le 28 janvierLa Faïencerie – Scène conventionnée Art en territoire, Creil
le 31 janvierMaison de la Culture d’Amiens
le 25 marsLa Villette, Paris
du 3 au 6 avril
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