Après Le Souper, où elle partait à la rencontre de son frère aîné décédé avant sa naissance, Julia Perazzini remonte le temps pour retrouver la trace d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu. Expérience aussi troublante que fascinante, Dans ton intérieur transforme une enquête personnelle en performance prégnante, peuplée de fantômes et de disparus. Aux manettes et seule en scène, l’artiste révèle un singulier tempérament de comédienne aux vertus transformistes magnétiques.
Ce projet part de son nom. Un nom de famille hérité d’un grand-père qu’elle n’a jamais connu. Un nom presque fictif de fait, aux sonorités italiennes, qui la fait passer pour ce qu’elle n’est pas. Comme un mensonge. Une fausse étiquette. Julia Perazzini est suisse et son propre père n’a pas connu le sien. Le seul lien qui lui reste avec cet aïeul évaporé dans la nature, c’est sa grand-mère, avare en confidences, réticente à se livrer sur le sujet, qui décède peu de temps après le début de l’enquête. Julia Perazzini se retrouve alors seule à vider l’appartement de la défunte. Seule avec les centaines de sacs à main, contrefaçons de marques de luxe, collectionnés par une grand-mère coquette et lointaine. Voici le point de départ de Dans ton intérieur, spectacle hypnotique et subliminal qui démarre dans cet appartement et s’ancre dans la recherche d’un absent.
Au plateau, un tapis carré immaculé, page blanche rehaussée de trois blocs du même ton, qui se fondent dans ce décor-installation et se révèleront bientôt être des coffres, cartons et boîtes remplis de l’impressionnante collection de sacs à main de l’aïeule. Tandis que la voix off nous plonge dans les intentions du projet et expose les prémisses de cette enquête au long cours, la comédienne opère le mouvement inverse. En décrivant cet appartement qu’elle vide, c’est le plateau qu’elle remplit à vue d’œil, sur un rythme tranquille et ininterrompu, cartographiant l’espace au sol de la multitude de sacs découverts dans les placards de la défunte, traces matérielles et symboliques d’une vie finie. Ce faisant, elle pose les bases d’un principe dramaturgique qui irriguera tout le processus. Chaque sac contient un vêtement, un accessoire, une perruque ou une prothèse, pour que le récit tissé par les mots se matérialise au plateau à travers le corps unique de la comédienne, démultiplié dans la succession des incarnations. En ce sens, la faculté transformiste de Julia Perazzini est confondante. Un polo vert, une jupe en velours noir, une paire de lunettes, un manteau de fourrure et une perruque de cheveux blancs, et c’est la grand-mère qui nous apparaît, tandis que Julia disparaît sous ce costume trop grand et mal ajusté, relique d’une garde-robe d’une autre époque.
Ici, l’habit fait le moine, ou plutôt le chapeau fait le cow-boy et le costume le personnage. Mais c’est la voix de chacun et chacune qui leur confère leur personnalité et leur identité et parachève les silhouettes esquissées. Car, théâtre oblige, la démarche de Julia Perazzini se répartit dans un équilibre saisissant entre la dimension visuelle du caméléonisme, qui n’est pas sans rappeler les autoportraits de la photographe Cindy Sherman, et sa dimension sonore évidente, chaque timbre vocal, chaque accent, chaque débit et chaque parlure devenant un outil puissant d’identification. Et l’on assiste, médusé, à la dilution d’une comédienne dans ses rôles, à son évanouissement dans le paysage, comme si, en approchant de plus en plus celui qu’elle cherche à connaître grâce à l’accumulation des maillons manquants et des jalons, on finissait par la perdre de vue. Car c’est paradoxalement dans la soustraction, l’effacement et l’économie qu’elle trouve sa justesse et sa puissance d’interprétation.
De rencontres en coups de fil, contactant pompes funèbres, police, mairie, voisin.es ou ami.es, cousin.es et autres membres d’une famille élargie, allant jusqu’à faire appel à un médium pour lever le voile sur le mystère de ce grand-père volatile et sauvage, Julia Perazzini nous conduit dans les méandres administratifs et familiaux d’une recherche qui finit par devenir le portrait en creux d’un homme redoutable, aussi charismatique qu’effrayant. Elle crée alors un théâtre de visions et de fantômes autour d’une obsession. Un spectacle performatif qui place le public en état d’hypnose et réveille des présences évanouies à la frontière du visible et de l’invisible. Un spectacle d’images prégnantes et de sons pénétrants qui habitent la boîte scénique dans une atmosphère médiumnique. Lumières franches ou crépusculaires, musique changeante, tantôt percussive et jazzy, tantôt lancinante et inquiétante, Dans ton intérieur distille sa temporalité singulière et se vit comme une expérience hors du commun, onirique et chamanique. Cherchant cet homme qui échappe, Julia Perazzini se met au contact des autres, constellation d’individus qui l’ont connu, et nous restitue avec un sens stupéfiant du mimétisme et du camouflage des parcelles de personnes. Sans forcer l’imitation, elle incorpore leur oralité et fait corps avec leur récit. Et dans l’éventail de ces témoignages diffractés, elle exprime plus que jamais nos mystères et l’insaisissabilité de nos identités.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Dans ton intérieur
Conception, écriture, interprétation Julia Perazzini
Collaboration artistique, dramaturgie Louis Bonard
Lumières Gildas Goujet
Musique Andreas Lumineau
Hypnose et regard extérieur Anne Lanco
Costumes Rachèle Raoult
Création masque et prothèse Jean Ritz
Collaboration à la scénographie Mélissa Rouvinet
Régie son David Scrufari
Stagiaire et collaboration Joanika Pages
Régie générale Vincent Scalbert
Assistant en tournée François-Xavier RouyerProduction Cie Devon
Coproduction Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne ; Théâtre Public de Montreuil – CDN ; Théâtre Saint-Gervais, Genève
Soutien Ville de Lausanne ; Canton de Vaud ; Loterie romande ; Pro Helvetia ; Ernst Göhner Stiftung ; Fondation Leenaards ; Fondation Jan Michalski ; Migros Vaud
Soutien à la tournée Corodis ; Pro HelvetiaDurée : 2h15
Théâtre Public de Montreuil, Salle Maria Casarès
du 6 au 23 novembre 2024Maison Saint-Gervais, Genève
du 22 au 25 janvier 2025
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