Conçue par l’artiste Johann Le Guillerm et par le chef Alexandre Gauthier, Encatation est une passionnante expérience culinaire qui repousse les frontières du repas pour pénétrer celles de l’Art. Et inversement. Elle ouvre la saison 2020/2021 du 104.
Si Johann Le Guillerm et Alexandre Gauthier sont novateurs dans leurs domaines respectifs, c’est en grande partie parce qu’ils les font dialoguer avec d’autres formes, avec d’autres disciplines. C’est parce que pour eux, aucune idée ne doit être reçue et que toute habitude, toute base, doit toujours être remise sur l’établi ou le plan de travail. Non pour la contester, mais pour la rendre de nouveau étonnante. Capable de susciter le rêve, susceptible de questionner.
L’artiste et le chef sont infatigables. Depuis 2001, le premier développe un seul et vaste projet, Attraction, où il s’aventure loin des formes connues du nouveau cirque dont il est originaire – il est issu de la première promotion du Centre National des Arts du Cirque – afin de bâtir une utopie qui lui ressemble. Soit « l’affirmation que le monde peut être réélaboré par soi-même pour ne pas le subir mais mieux l’éprouver, le penser, le vivre ». Quant au second, à la tête de son restaurant La Grenouillère à La Madeleine-sous-Montreuil (62) et de ses deux autres établissements, il ne cesse de mettre en mouvement les territoires culinaires qu’il occupe pour trouver une voie personnelle. Et pour faire de la nourriture non seulement un objet, mais un espace d’échange. Un lieu où se rencontrer autrement
Créé en avril dernier au Channel, Scène nationale de Calais, puis repris au Monfort dans le cadre du festival Paris l’été, Encatation est le fruit de la rencontre de ces deux exigences très singulières. Repas autant qu’installation, cette création est pour chacun l’occasion d’explorer des curiosités, des envies déjà existantes. Si Alexandre Gauthier collabore pour la première fois avec un artiste, il cite souvent comme sources d’inspiration des auteurs, des peintres ou des musiciens. Et Milan Kundera, dans sa préface au livre du chef, Alexandre Gauthier, cuisinier (La Martinière, 2014), écrit ces mots qui rappellent ceux de La Légèreté de l’être : « Fatigué par les villes où je suis obligé de vivre, j’ai été ébloui par une cuisine cachée au milieu de la nature […]. Nous nous disions souvent, ma femme et moi, qu’un déjeuner à la Grenouillère est une œuvre d’art »
Quant à Johann Le Guillerm, la nourriture est l’un de ses nombreux outils d’observation du monde. Dans Le Pas Grand-chose (2017) par exemple, où il prend pour la première fois la parole, il déploie un cirque mental où bananes et serpentinis – pâtes en forme de spirales – côtoient toutes sortes d’objets. De machines ou « imaginographes » plus ou moins sophistiqués, dont on découvre de nouveaux prototypes dans Encatation, qui nous fait entrer encore plus avant dans l’univers de son concepteur. Quand bien même lui, cette fois, n’est présent que par le biais d’une voix off qui guide autant qu’elle égare les 60 spectateurs-convives à travers un déjeuner ou un dîner en huit temps. Un repas « fétiché » selon ses termes, où sont bannis, ou détournés, tous les ingrédients et ustensiles habituels des réunions de famille et des agapes entre amis.
On nous installe sur les bords d’un dispositif où bois et métal se marient, s’encastrent en une sorte d’établi qui serpente autour d’un petit cube où officie silencieusement Alexandre Gauthier, assisté de Laurent Mercier, Emilie Lecoester et Aurélie Ramet pour la préparation. Et par Barbara Bellosta, Amandine Gilbert et Sylvain Ligot pour le service. Dans une lumière tamisée, issue de petits abat-jours ou lampions suspendus au-dessus de chaque siège – des tabourets sans dossier, qui imposent une certaine tension musculaire et autant d’attention – , on est d’emblée happé par le lent, par le méticuleux ballet auquel se livrent les officiants.
Près d’un verre-éprouvette où flottent élégamment quelques brindilles de thym, un menu nous annonce les expériences à venir : la « Tracapois », la « Tétédistale », le « Roulesse », le « Tractosemoule » ou encore l’« Architexture ». Il nous informe aussi des ingrédients utilisés, dont la simplicité tranche avec les noms cités plus tôt. Petits pois, carotte, épinard, champignon, brocoli, cabillaud, chocolat… Comme il le fait à La Grenouillère, Alexandre Gauthier part d’aliments simples, quotidiens, pour brouiller nos repères. Pour nous faire accepter les jeux volontiers régressifs – en l’absence de couverts, les doigts sont largement mis à contribution – imaginés par Johann Le Guillerm, qui nous incite ainsi de manière concrète à remettre une part d’enfance au cœur de nos gestes et de nos pensées
Sur les différents supports qui tiennent lieu d’assiette, apparaissent des images. Des paysages éphémères, qui disparaissent avec l’ingestion des comestibles « créés et choisis pour leurs spécificités gustatives et mécaniques ». Dans Encatation, le profane se teinte ainsi d’une dimension sacrée avec le naturel, l’harmonie d’un bon plat sucré-salé, cru-cuit ou terre-mer. Alliances dont raffole Alexandre Gauthier, qui mêle les textures et les saveurs avec une grande liberté. La même que prend Johann Le Guillerm avec objets et matériaux pour en faire de petits mondes avec leurs lois, avec leur mécanique propre. En faisant si joliment entrer l’Art dans la vie, et inversement, le chef et l’artiste nous invitent à faire à notre tour quelques pas hors des saveurs et des sentiers connus.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Encatation
Par Johann Le Guillerm et Alexandre Gauthier
Conception et scénographie : Johann Le Guillerm
Traduction culinaire d’Attraction : Alexandre Gauthier
Relayé par Marie-Josée Ordener, assistée de Laurent Mercier, Emilie Lecoester, et Aurélie Ramet
Service : Barbara Bellosta, Amandine Gilbert, Sylvain Ligot
Création lumière : Hervé Gary
Création son : Thomas Belhom
Régisseur lumière et plateau : Stéphane Cantin
Régisseur son : Julien Reboux en alternance avec Vincent Lannuzel
Construction : Jean-Marc Bernard, Silvain Ohl
Déco : Fanny Gautreau, Pauline Lamache, Julie Lesas
Fabrication et réalisation des sets inox : Didier Deret
Production Cirque ici – Johann Le Guillerm
Co Productions : La Grenouillère – Alexandre Gauthier Le Channel, Scène nationale de Calais Le Volcan, Scène nationale du Havre Les Grandes Tables / I.C.I Scènes & Cinés – Les Élancées Festival Paris L’Été
Résidence Le Channel, Scène nationale de Calais
Avec le soutien du ministère de la Culture et de la Communication (DGCA et DRAC Ile-deFrance), du ministère des Affaires Etrangères (Institut Français), du Conseil régional d’Ile-deFrance, du Conseil départemental de l’Essonne, de la Ville de Paris et de l’Institut Français / Ville de Paris, .
Cirque ici – Johann Le Guillerm est accueilli par la Mairie de Paris en résidence de recherche au Jardin d’Agronomie Tropicale (Direction de la Culture et Direction des Espaces Verts et de l’Environnement)Théâtre 71 Malakoff
Du 30/09/2021 au 03/10/2021
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