Figure majeure du théâtre d’objets, la Belge Agnès Limbos dissèque dans Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement la fascination que peut exercer le fait divers. Entre plateau et table de cuisine, elle enchaîne les scènes de meurtre avec un drôle de plaisir coupable – mais pas trop – et communicatif.
À sa manière d’être allongé au centre du plateau, immobile et vaguement tordu, le corps qu’on découvre en s’installant en salle pourrait bien être une poupée à taille humaine, un pantin très réaliste. Collé au sol, son visage nous est caché. Enveloppé dans un manteau en fourrure, son torse ne donne aucun indice de respiration. Au dernier Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes (17-26 septembre 2021) de Charleville-Mézières, où Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement de la compagnie Gare Centrale a été créé, cette hypothèse marionnettique nous venait d’emblée à l’esprit. Ce sera sans doute moins le cas ensuite, dans les salles généralistes belges, suisses, françaises et luxembourgeoises où le spectacle va poursuivre sa vie. Ou plutôt ses morts, car ce sont des agonies successives qu’Agnès Limbos met en scène et interprète dans cette nouvelle création. À commencer par celle qui précède le décès de la femme en fourrure que l’on a le temps de bien observer, ainsi que le décor du crime – ne rien négliger, car l’objet est au cœur du sens chez l’artiste –, avant une résurrection qui sera loin d’être la dernière.
Après quelques tours sinueux et trébuchants de plateau sur le son d’une voix pleine de curiosité – « cette femme semble perdue, qui est-elle ? », demande-t-elle entre autres –, la ressuscitée qui n’est autre qu’Agnès Limbos s’assoit à une table de cuisine dont elle fait d’emblée la scène principale de sa pièce. Ses ingrédients ne sont guère comestibles. Sortis de différents tiroirs, les objets qu’elle dispose sur son plan de travail font davantage penser à des jouets d’enfants quelque peu dégénérés qu’à ceux d’une ménagère idéale. Les poupées côtoient les couteaux. Les robes miniatures ne tardent pas à baigner dans une petite flaque de faux sang. Comme toujours dans les spectacles que crée Agnès Limbos depuis la fondation de sa compagnie en 1984, les objets sont beaucoup plus éloquents que les hommes et surtout la femme, elle-même étant la protagoniste centrale et souvent unique de tous ses spectacles. Ce qui, pour parler de mort, est somme toute assez logique.
Dans Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement, une vérité majeure apparaît concrètement : après les mots, il reste les choses. Et celles-ci ont sûrement quelque chose à nous dire de ce qui a été. Tout comme elles peuvent nous renseigner sur ce qui est en train de disparaître, sur ce qui meurt à grand ou à petit feu. Peu versée dans la démonstration, hostile à tout esprit de sérieux, la fondatrice de Gare Centrale considérée aujourd’hui comme l’une des grandes figures du théâtre d’objets traite la question par le polar. En particulier l’élément central de ce genre qui s’épanouit dans les livres et au cinéma, mais moins au théâtre : le crime, dont le personnage qu’elle incarne est victime non pas une mais des tas de fois. Autant qu’il en faut pour toucher aux limites du genre et de ce que peut en dire le théâtre d’objets. En jouant sur les échelles – elle incarne tantôt l’agonisante, tantôt elle met en scène la scène du crime à l’aide de personnages et d’éléments miniatures de décor –, Agnès Limbos s’offre un plaisir inavouable et le partage avec son humour et son décalage habituels. Elle interroge ainsi la fascination que peuvent exercer les crimes, les faits divers.
Pour réussir ses trépas successifs, l’actrice-manipulatrice navigue comme de coutume entre français et mauvais anglais qui créent une unité entre les différentes morts qui s’enchaînent dans la pièce à une vitesse étourdissante. Diffusée notamment par une radio qu’Agnès Limbos éteint et rallume au rythme de ses morts et de ses résurrections, la création sonore de Guillaume Istace accompagne avec bonheur le drôle d’idiome parlé par l’artiste. Faite de bribes de musiques – surtout classiques, comme toujours chez Gare Centrale – et de bruitages réalisés avec des objets du quotidien, cette partition sonore relie elle aussi les différents fragments dont est composée la pièce. Les apparitions muettes du comédien Pierre Sartenaer, qui a participé à l’écriture, et de petites filles – celles-ci sont recrutées par la compagnie dans chaque ville – sont plus mystérieuses. La première rappelle les couples improbables qui peuplent très régulièrement les pièces de Gare Centrale, sans atteindre à leur densité. Les secondes évoquent une forme de rituel qui aurait mérité d’être approfondi : en l’état, il peine à se relier au jeu de massage dans lequel Agnès Limbos excelle tant que ces quelques imperfections sont rapidement effacées. Une mort, et ça repart.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Il n’y a rien dans ma vie qui montre que je suis moche intérieurement,
Conception, écriture et jeu : Agnès Limbos
Ecriture et jeu : Pierre Sartenaer
Regard et collaboration artistique : Simon Thomas
Création lumière et régie : Nicolas Thill
Création son : Guillaume Istace
Coaching figurantes : Anastasia Guevel
Aide à la réalisation : Claire Farah, Françoise Colpé, Joël Bosmans, Nicolas Thill et Nicole Eeckhout
Administration et production : Sylviane Evrard
Précieuses collaborations à la première phase de création : Christophe Sermet et Yannick Renier
Production : Cie Gare Centrale
Coproduction : Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes – Charleville-Mézières | Le Bateau Feu – Scène nationale Dunkerque | Théâtre de la Poudrière – Neuchâtel | Escher Theater – Luxembourg |Théâtre de Liège | IMAGINALE 2022- InternationalTheaterfestival animierter Formen, En partenariat avec le Westflügel Leipzig, la Compagnie du Vendredi – Bruxelles et le Théâtre Varia – Bruxelles.
Théâtre Mouffetard – CNMa
Du 10 au 19 janvier 2023Festival MARTON 2023
Jeudi 23 mars à 19h30 Théâtre Châtillon Clamart à Châtillon
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Le sablier centre de la marionnette en préparation Square de Niederwerrn, IFS
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