Deuxième collaboration entre l’autrice Emmanuelle Bayamack-Tam et le metteur en scène Clément Poirée après A l’abordage !, Autopsie mondiale imagine la rencontre post mortem entre Mickaël Jackson et Britney Spears dans un purgatoire imaginaire qui devient le reflet à peine déformé de notre psyché collective et de notre société schizophrène. Et Clément Poirée d’en faire une grande fête mélancolique et colérique avec humour corrosif, musique live et confettis.
D’emblée le ton est donné. Le couloir qui mène à la salle Serreau de la Tempête a été recouvert de coupures de presse, affiches et graffitis, tandis que de soyeux rideaux rouges encadrent notre entrée dans la salle. Salle moite et surchauffée, lumières tamisées, atmosphère crépusculaire et ambiance cabaret déglingué, à peine y a-t-on mis le pied que le magnétisme opère. Au plateau, un canapé de backstage où sont affalées nos deux divas divines et instables, une créature musicale tout droit sorti de Starmania, inspirée par Bowie époque Ziggy, mène le bal aux machines et instruments en tout genre, une montagne de postes TV à jardin diffuse en continu des poissons encagés dans l’écran, des pendrillons de costumes à cour attendent leur heure. Et last but not least, un chanteur crooner en veste rose pailletée, un fer à repasser pour micro de fortune à la main, égrène des tubes sans âge allant de Nirvana à Stabat Mater Dolorosa avec une grâce clownesque à nulle autre pareille (Sylvain Dufour, véritable révélation de ce show chatoyant). Sommes-nous dans les années 80 ? Peu importe où et quand sommes-nous, salle des pas perdus où deux icônes déchues échouées là par hasard se crêpent le chignon, purgatoire des génies adoubés puis conspués, coulisses du show-business ou loge de stars capricieuses et narcissiques, tribunal où se joue le procès d’un pédophile notoire et d’une mère indigne, le plateau sert ici d’entonnoir à notre époque friande d’idoles, aussi prompte à les porter aux nues qu’à les rejeter, à se voiler la face sur les strass du star system avant de découvrir le pot aux roses et ses horreurs, la face cachée et obscure de personnalités attractives et débridées qui ont conquis le cœur de la planète et fait les beaux jours de nos boums adolescentes.
Mickael Jackson est ici ressuscité pour s’en prendre plein la figure. Britney Spears n’est pas en reste. Perruqués, lookés à merveille, Mathilde Auneveux et Pierre Lefebvre-Adrien campent des mythes intergénérationnels et universels avec un bagout et un charisme confondant. Avatars en toc et toqués, sosies de pacotille et copies trompe-l’œil, ces deux monstres sacrés tournent en rond dans leur bocal entre piques envoyées et chansons esquissées. Les télés aquarium en guise de déco représentent bien l’idée. Pris au piège de l’opinion mondiale incarnée en chair et en os par Louise Coldefy, inénarrable elle aussi, ils se débattent comme ils peuvent, aussi pathétiques que charismatiques. On assiste ici à l’autopsie de deux hologrammes, coquilles vides et surfaces de projection de nos travers, boucs émissaires d’une société qui se cherche sans arrêt des coupables mais dans le même mouvement fabrique ses propres pervers. S’ajoute à ce trio conflictuel et désaccordé un fan de Mickaël, groupie débarquée du public, « l’extase et la vénération comme modalité d’existence », qui s’immisce pour prendre la défense de l’accusé décédé. Le comédien François Chary lui prête avec panache sa silhouette juvénile et longiligne, sa force de persuasion et sa dynamique interne. Il complète impeccablement cette distribution de haute volée d’une homogénéité sans faille, réjouissante de talent et de travail. La barre était haut placée pourtant. Il n’est pas aisé d’incarner de telles célébrités, figures appartenant à l’imaginaire collectif, sans tomber dans la pale imitation ou la caricature redondante, ni d’interpréter des allégories, l’allégeance illuminée et le jugement commun, sans risquer de se prendre les pieds dans le tapis des idées reçues. Nos quatre interprètes mènent la danse (et le chant !) avec un brio jubilatoire, ils n’hésitent pas à forcer le trait pour s’ébrouer du côté du grotesque et du grand guignolesque et font tanguer le spectacle entre humour corrosif et mélancolie sur un rythme d’enfer.
L’écriture d’Emmanuelle Bayamack-Tam (dont on reconnait les sujets de prédilection et obsessions thématiques), haute en couleur, drôle, percutante, joue à fond la carte de la fiction et des situations métaphoriques. Elle se permet tout, jusqu’à la crucifixion du roi de la pop pour une résurrection qui rachèterait ses péchés et ceux de l’humanité tout entière, tant qu’à faire. A la mise en scène, Clément Poirée se surpasse, orchestrant cet oratorio chaotique et épidermique avec une jubilation communicative. Tout, dans ce spectacle ovni et inattendu, nous cueille et nous émerveille. Depuis son aura esthétique indéniable (mention spéciale à l’équipe scénographie, accessoires, costumes et maquillages qui a fait des étincelles), ses scènes pétaradantes gonflées à l’hélium d’un imaginaire tout droit sorti de l’enfance et ses chimères, son sens comique croustillant (l’accouchement de Britney est un sommet) et l’irruption de chansons en live, allant de Toxic à We are the world en passant par les Jackson Five.
Autopsie mondiale est un spectacle musical calé à la perfection qui pourtant exprime nos perturbations intimes et nos psychés détraquées, la chute des anges, le pendant de l’adoration et le trébuchement des idoles, la fin de l’innocence (si tant est qu’il y ait eu un début). Un spectacle de bout en bout épatant, guidé par la partition musicale optimale de Stéphanie Gibert (présence discrète mais néanmoins puissante) et les apparitions en pointillé de Sylvain Dufour (on l’a dit, charisme fou, voix envoûtante et instinct clownesque renversant), qui dit nos pathologies affolantes et notre appétit pour le divertissement, notre besoin d’évacuer la réalité pour mieux nous évader dans les sphères entêtantes de la musique dansante. Et Clément Poirée d’aller au bout de son geste, dans une scène finale qui est une apothéose festive. Chapeau bas à toute l’équipe.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Autopsie mondiale
avec Mathilde Auneveux, François Chary, Louise Coldefy, Sylvain Dufour, Stéphanie Gibert, Pierre Lefebvre-Adrien
collaboration artistique Pauline Labib-Lamour
scénographie, accessoires Erwan Creff assisté de Caroline Aouin
lumières Guillaume Tesson assisté de Lison Foulou
costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy
musique, son Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi
maquillage Pauline Bry-Martin
vidéo Édith Biscaro
images Fanchon Bilbille
chorégraphie Sylvain Dufour
régie générale Boris Van Overtveldt
travail vocal Marine Langignon-Ritmanic
habillage Émilie Lechevalier, Solène Truong
construction décor Théo Jouffray, Victor Veyron
régie plateau Boris Van Overtveldt, Victor Veyronproduction Théâtre de la Tempête, subventionné par le ministère de la Culture en coproduction avec le Théâtre des Ilets – CDN de Montluçon – région Auvergne-Rhône-Alpes, La Maison/Nevers – scène conventionnée art en territoire, La Manekine – scène intermédiaire des Hauts de France, la Comédie de Picardie
Durée 2 h
Du 15 septembre au 22 octobre 2023
Au Théâtre de la TempêteLes 17 et 18 janvier 2024
Théâtre des Îlets – MontluçonLe 26 Janvier 2024
Manekine – Pont Saint Maxence
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