En tandem avec le patron du Théâtre de la Tempête, Emmanuelle Bayamack-Tam se lance À l’abordage du Triomphe de l’amour de Marivaux. Un exercice audacieux, mais réussi, qui a la vivacité et l’acuité de la contemporanéité.
Réécrire un classique est toujours un exercice hautement périlleux et se lancer dans une telle entreprise mérite une certaine audace. Elle revient à s’inscrire dans les pas de l’oeuvre originale, sans la copier, à tenter de l’augmenter, sans la dénaturer. A la demande de Clément Poirée, c’est le sort qu’Emmanuelle Bayamack-Tam réserve au Triomphe de l’amour de Marivaux. De ce classique, connu s’il en est, l’autrice d’Arcadie – Prix du Livre Inter 2019 – conserve le squelette, l’intrigue, la distribution et la structure, mais elle veille à y imprimer sa marque. A y importer, comme elle les décrit, ses « mythes personnels », et à y instiller une dose de notre temps.
La communauté dans laquelle débarquent Sasha et Carlie – doubles contemporains de la princesse Léonide et de sa suivante Corine – a tout d’un phalanstère, d’une secte de décroissants. Réunis autour de la figure de Kinbote, qui fait office de maître tout puissant, ses adeptes ont bâti une zone à défendre pour se protéger du monde, jusqu’à la neurasthénie. Des ondes électromagnétiques et des smartphones, des tentations consuméristes et surtout de l’amour, qu’ils considèrent comme le pire des maux pour l’être humain. Déguisées en garçons, les deux jeunes femmes vont tenter d’infiltrer ce groupe de marginaux pour conquérir l’objet de leur désir, Ayden, dont Sasha s’est entiché. Elles agissent alors tels des pirates et mettent des coups de boutoir dans leurs certitudes. Divisant pour mieux régner, elles usent et abusent du langage et de la ruse, leurs meilleurs armes pour charmer les uns et les autres, et ressusciter leurs émois profondément enfouis.
Au-delà de la langue marivaudienne dont elle s’affranchit totalement, Emmanuelle Bayamack-Tam imbrique dans ce canevas classique des thématiques contemporaines et hautement brûlantes. Le rapport aux femmes dans la société, les conflits générationnels, la fluidité du désir qui se joue des genres et des sexes, la tentation de se protéger de tout, de se confiner, pour ne pas souffrir physiquement et psychiquement, jusqu’à s’empêcher de vivre. Dans son processus de création, Clément Poirée a tenu à faire des allers-retours pour mettre le texte, scène par scène, à l’épreuve du plateau. Le premier agit, comme de coutume, sur le second, mais l’inverse est également vrai. Émerge alors une impression de symbiose entre l’un et l’autre, de complémentarité extrême qui offre à l’ensemble un puissant moteur. Surtout, la pièce a l’énergie et la vivacité d’une écriture collective sans les faiblesses qu’elle peut parfois recéler. Car se cache, en sous-main, la plume d’une autrice qui réussit à capter et solidifier ce qui pu émerger au cours des répétitions.
De ce substrat cousu main, les comédiens se saisissent alors avec la fougue et l’appétit des affamés. D’Elsa Guedj à Bruno Blairet, de Louise Grinberg à François Chary, tous, sans exception, font montre de leur talent à deux niveaux : dans la construction d’une flamboyante dynamique de troupe qui éprouve un réel plaisir à jouer collectif, mais aussi dans la singularité, le caractère et l’épaisseur qu’ils donnent à chaque personnage, et d’où naissent l’essentiel des ressorts comiques, voire une pointe d’émotion. Même si les moments de pure mise en scène, et notamment les passages chantés, sont encore un peu trop sages, l’ensemble parvient à développer son style propre et à faire oublier, ou presque, l’oeuvre originale. Abordage réussi.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
À l’abordage !
Texte Emmanuelle Bayamack-Tam
d’après Le Triomphe de l’amour de Marivaux
Mise en scène Clément Poirée
Avec Bruno Blairet, Sandy Boizard, François Chary, Joseph Fourez, Louise Grinberg, Elsa Guedj, David Guez
Collaboration à la mise en scène Pauline Labib-Lamour
Scénographie Erwan Creff assisté de Caroline Aouin
Lumières Guillaume Tesson assisté d’Edith Biscaro
Costumes Hanna Sjödin assistée de Camille Lamy
Musique et sons Stéphanie Gibert assistée de Farid Laroussi
Maquillages Pauline Bry MartinProduction Théâtre de la Tempête, avec la participation artistique du Jeune théâtre national. Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la Région Ile-de-France et la Ville de Paris.
Durée : 2h20
La Tempête, Paris
du 11 septembre au 18 octobre 2020
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