Exit le quatrième mur, Claire Laureau et Nicolas Chaigneau révèlent ce qu’il y a derrière avec une maestria qui n’a d’égale que les ratages en chaîne qu’ils mettent en scène. Derrière est une proposition forte qui fait théâtre avec rien, remplit le vide avec une bonne dose d’invisible et révèle la puissance de nos mécanismes de croyance. Aussi étonnant que réjouissant.
Il est des spectacles pour lesquels la grande difficulté est d’écrire sans trop en dire, de décrire sans trop dévoiler. Derrière est de ceux-là, car ses effets de surprise sont une telle source de plaisir que loin de nous l’envie de les gâcher à qui que ce soit. Second volet d’un diptyque intitulé Le Vide, après Les Galets au Tilleul sont plus petits qu’au Havre (ce qui rend la baignade bien plus agréable), il brille par son originalité de forme et de fond, la simplicité autant que la complexité de son dispositif, par son intelligence dramaturgique et sa capacité à questionner en direct la représentation théâtrale autant que par un humour franc et accessible, fédérateur et généreux. Au cœur du foisonnement du Festival Off d’Avignon, où le risque est de se transformer en consommateur, Derrière nous ravive dans notre position de spectateur ; il nous ramène au rapport singulier et collectif qui se tisse entre la salle et la scène ; il nous rappelle la puissance de l’imaginaire et de ce phénoménal contrat tacite entre public et interprètes : y croire.
Claire Laureau et Nicolas Chaigneau de la compagnie pjpp sont danseur et danseuse de formation, mais ne conçoivent pas à proprement parler des spectacles de danse. Outre une complicité nouée autour d’un rapport fort au corps, les deux interprètes s’accordent également, et surtout, autour d’un intérêt partagé pour l’absurde, devenu leur marque de fabrique. Après avoir exploré nos petites futilités dans le précédent volet, le duo embraye sur un autre terrain de jeu : l’échec. Derrière a donc la particularité d’être un spectacle très réussi, mais bâti sur une succession de ratés, de tentatives maladroites et inabouties. Un spectacle qui se prend sans cesse les pieds dans le tapis avec une maîtrise et une précision admirables, et nous mène par le bout du nez sans jamais nous manipuler puisque la transparence y est de mise.
Au plateau, il n’y a rien, ou presque. Une petite table et deux chaises qui viennent valoriser le volume de la cage de scène, débarrassée de tout décor superflu. Les deux interprètes s’entraînent lors de l’entrée public ; ils s’échauffent, s’étirent, se préparent avec sérieux. Puis, la répétition commence. Rien de nouveau sous le soleil, l’annonce d’un métathéâtre ressassé jusqu’à l’ennui ? Que nenni ! Car il y a un grain de sable dans la machine, un détail qui fait pencher la représentation vers une incongruité aussi discrète que remarquable. Tout, dans le déroulé de la représentation, déjoue nos attentes, court-circuite nos projections. Claire Laureau et Nicolas Chaigneau ont le don d’aiguiser nos sens, notre attention au son, aux mimiques du visage, au moindre geste, à l’invisible. Ils parviennent à tisser une dramaturgie brillante autour de… rien. Et de ce vide apparent, en extraire tous les possibles imaginaires, tout le suspense potentiel, tous les fantasmes. Leur spectacle est délectable, le public se fend la poire, réactif, participatif, conquis et décomplexé de sa supposée passivité. Mais rien n’est facile, rien n’est racoleur, et la réflexion se déploie en même temps que le rire.
Avec un travail d’une minutie extrême autour de la composition sonore et gestuelle, cet inénarrable binôme créé des situations aussi gênantes qu’attachantes, aussi drôles que percutantes, pour mieux nous réveiller, nous remettre au centre, nous qui fabriquons en direct le spectacle dans nos têtes. Et nous rappeler le pouvoir du son et son lien intime avec le mouvement, le paysage d’expressivité du corps et du visage. Et nous rappeler que l’on peut rêver grand avec trois fois rien. Projeter à fond et y croire, totalement, tout en sachant pertinemment que tout cela n’est qu’illusion. Derrière désosse la mécanique théâtrale, nous livre ses coulisses et son squelette, il nous incite à inventer ce qu’il y a derrière. Derrière le rideau, derrière notre dos. Et se finit en apocalypse hilarante après un son et lumière d’anthologie sur du Mylène Farmer. Entre-temps, on aura vu un clown pathétique et inquiétant, des interprètes à l’agonie, une silhouette aussi énigmatique que fantomatique, un témoin qui se fait la malle et réapparaît pour semer la zizanie. Bref, une panoplie qui n’a d’autre but que de jouer avec les codes du spectacle autant qu’avec nos émotions de spectateur·rices, pour mieux réaffirmer la puissance de l’acte scénique et l’essentialité du public.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Derrière / Le Vide (Volet 2)
Conception et interprétation Nicolas Chaigneau, Claire Laureau
Regard extérieur Aurore Di Bianco, en alternance avec Marie Rual
Créatrice lumière Valérie Sigward
Régisseur son Rafaël Georges, en alternance avec Jean Baptiste Cavelier
Construction Joël Cornet
Enregistrement Thomas Pattegay-Vandamme
Musiques Johann Sebastian Bach, Gabriel Fauré, Kompromat, Mylène Farmer, Georges GershwinProduction pjpp
Coproduction Le Trident, scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; Le Phare, CCN du Havre Normandie ; CHORÈGE, CDCN de Falaise ; Le Tangram, Scène nationale d’Évreux-Louviers ; Le Rive-Gauche, Scène conventionnée de Saint-Étienne-du-Rouvray ; L’ARC, Scène nationale Le Creusot
Résidences L’Étable, Beaumontel ; Le Triangle, Cité de la Danse, Rennes ; AKTÉ, Le Havre ; Le Phare, CCN du Havre Normandie ; Le Wine & Beer, La BaZooKa, Le Havre ; Théâtre de l’Arsenal, Scène conventionnée de Val-de-Reuil.
Soutiens Conseil Départemental de Seine-Maritime ; ODIA Normandiepjpp est conventionné pour l’ensemble de ses activités par le Ministère de la Culture (DRAC Normandie), la Région Normandie et la Ville du Havre.
Durée : 1h10
11 • Avignon, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 24 juillet 2025, à 19h15 (relâche les 11 et 18)
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