Avec son titre long comme un jour sans pain, le spectacle de Claire Besuelle et Pauline Rousseau Dewambrechies déroule l’histoire implacable d’une jeune fille tombée dans le mannequinat et la course à la maigreur. Au plus près de sa traversée mentale, on la suit dans les étapes de sa réussite sociale en parallèle de sa descente aux enfers personnelle. Saisissant, le propos bouleverse de bout en bout.
Celle qui voulait qu’on la regarde disparaître est un spectacle qui tourne beaucoup en collèges et lycées, et y rencontre un franc succès. Et pour cause : son sujet, l’anorexie, y est traité sans ambages et trouve, en particulier chez les jeunes, un écho saisissant à un âge où la vulnérabilité aux troubles alimentaires n’est plus à démontrer. L’anorexie tue, et le spectacle ne fait pas l’impasse là-dessus, mais c’est un chemin d’émancipation que l’on suit et la gravité du propos n’entame en rien l’horizon de la guérison. Découvert dans le cadre de la deuxième édition du Festival Une Petite Part au lycée Diderot, où il nous avait fait fort effet, le spectacle opère un tournant dans son parcours itinérant en s’installant pour une longue durée au Théâtre La Flèche. Des salles de classe à la boîte noire, ce seule en scène percutant s’adresse désormais à un public élargi et touche au cœur, une fois de plus.
« Celle qui voulait qu’on la regarde disparaître » – un titre formidable au demeurant –, c’est Laurence. Elle est mannequin, une star dans son domaine. Influenceuse célèbre sur les réseaux sociaux, elle envoie du rêve à ses milliers de followers, à toutes ces jeunes filles qui voudraient lui ressembler, avoir le même corps et la même vie qu’elle, une vie de shootings et d’aéroports, de défilés et d’intensité. Un poids plume, un corps brindille, idéal d’une société qui a fait de la maigreur une vertu et la condition sine qua non de la beauté. Laurence fait rêver, mais sa vie est en réalité devenue un cauchemar. Aujourd’hui, Laurence s’adresse à nous, sa communauté virtuelle, pour mettre un terme à sa carrière, au piège qui l’enferme, et révéler l’envers du décor, les dessous du « game », les coulisses de l’anorexie en somme.
Et l’on remonte en arrière, depuis l’adolescence où, à peine sortie de l’enfance, elle est repérée jusqu’à maintenant, arrivée au sommet et pourtant dévitalisée par l’obsession qui l’anime depuis qu’elle a mis le pied dans ce milieu : ne pas prendre un gramme. Écrit à quatre mains par Pauline Rousseau Dewambrechies – également à la mise en scène – et Claire Besuelle – également sur scène –, le texte a ceci de pertinent et d’éminemment puissant qu’il nous fait entrer dans le cerveau d’une personne anorexique et épouser les étapes fatidiques qui se franchissent au fur et à mesure : se trouver grosse quand on ne l’est pas, peser chaque aliment ingéré, calculer les calories entrantes et sortantes, se faire vomir quand on craque, s’imposer un régime de vie intenable, où la nourriture devient un interdit tel qu’il occupe le centre des pensées en permanence, mobiliser toute son énergie dans un but morbide sans prendre conscience du compte à rebours, de l’engrenage dans lequel on tombe.
Sur un plateau presque nu, qui sera bientôt jonché d’accessoires – une paire de talons, un téléphone portable, une valise cabine, un rouge à lèvres, quelques chaises –, Claire Besuelle nous entraîne avec elle dans la descente aux enfers de son personnage. Elle incarne le drame de cette jeune fille qui se rêve spéciale avec un engagement confondant, interprétant par moments les figures de son entourage – sa mère, le directeur de l’agence, la psy… – avec l’art de croquer des personnalités. La scène de thérapie du groupe de parole est un moment d’anthologie. L’anorexie n’est plus le cas isolé, à part, d’une vedette du mannequinat, elle est l’affaire de toutes et tous, une maladie qui fait des ravages et sévit encore trop. Tantôt fière et euphorique (de sa réussite), tantôt haineuse (à son propre égard) et dévastée par son mal-être, Laurence est représentée dans tous ses états par une comédienne bouleversante qui porte le spectacle dans un mélange de rage et de douceur, de grâce et de fureur, phénoménales.
Si la pièce ancre la réalité de la maladie dans le concret d’une existence qui se débat avec elle, la mise en scène offre de belles symboliques et métaphores de ce qui se trame, à l’image de ce coussin informe, qui devient matière graisseuse et saisit l’état intérieur de Laurence face au miroir, son impression d’être difforme et grosse quand elle est loin de l’être, ou de l’empilement de ces récipients alimentaires, vides et légers comme l’air, dans une tirade où elle évoque la restriction drastique qu’elle s’impose. « Vous êtes votre propre bourreau », lui dira la psy dans une de ces formules qui font mouche et touchent juste. Sur le fil entre l’humour et l’effroi, entre gravité du propos et dynamique au plateau, ce spectacle aborde frontalement un enjeu fondamental et distille une émotion palpable dans la salle. On en ressort secoué, mais mieux informé, avec la sensation d’avoir traversé un peu de l’enfer mental d’une maladie qui ne touche pas uniquement le corps, mais aussi l’esprit. Une claque.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Celle qui voulait qu’on la regarde disparaître
Texte Claire Besuelle, Pauline Rousseau Dewambrechies
Mise en scène Pauline Rousseau Dewambrechies
Avec Claire Besuelle
Scénographie et costumes Cerise Guyon
Lumières Raphaël Bertomeu
Création sonore Luc MontaudonDurée : 1h
Théâtre La Flèche, Paris
du 10 octobre au 12 décembre 2024
tous les jeudis à 19h
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