Cunningham de la réalisatrice Alla Kovgan est une réussite éclairant le parcours du plus grand chorégraphe américain. Utilisant la 3D mais plus encore des archives inédites, ce documentaire renouvelle le genre. Entretien.
Comment avez-vous découvert l’art de Cunningham ?
Alla Kovgan : J’ai vu Merce Cunningham pour la première fois à la fin des années 90. C’était dans une vidéo de « Variations V » (pièce créée en 1965). Il y avait de nombreux écrans dans le fond avec des projections de Stan VanDerBeek, un cinéaste d’avant-garde. Nous avons d’ailleurs conservé dans notre film des images des pieds du film de VanDerBeek. En plus des écrans et des danseurs, il y avait d’autres éléments comme une plante et un vélo et un ensemble conséquent de dispositifs électroniques emmenés par John Cage. J’étais en admiration. Je ne pouvais pas imaginer qu’on pouvait mettre tout ça ensemble en 1965.
Merce Cunningham a travaillé avec des artistes-vidéastes comme Nam June Paik ou Charles Atlas. De quoi vous intimider ?
AK : Bien sûr, si je commence à penser à l’héritage immense de Merce, aux artistes avec lesquels il travailla, à son influence et son importance, il y a de quoi être intimidée. Mais il faut oublier tout ça parce que lorsque vous commencez un film c’est comme un nouveau voyage. Je dois jouer à égalité avec eux, être sur la même longueur d’onde. Et alors seulement à ce moment-là, je peux m’engager à fond sur le projet. Mais en même temps, même si Merce est une figure mythique du monde de la danse contemporaine, et qu’il a collaboré avec des artistes magnifiques comme Robert Rauschenberg et Jasper Johns, Charles Atlas ou Nam June Paik, SIgur Ross ou Radiohead, beaucoup de personnes n’ont pas idée de ce qu’il était. Plus je réalisais cela et plus humble je me sentais à partager son travail avec un public plus large
Quel a été le déclencheur de ce film ?
AK : Le projet a démarré avec l’intérêt que je trouvais à utiliser la technologie 3D pour traduire au cinéma les concepts développés par Merce. La 3D a à voir avec l’espace et Merce travaillait l’espace. Souvent, les documentaires de danse sur les chorégraphes insistent sur la personne mais s’intéressent rarement au travail purement chorégraphique. Avec Robert Swinston et Jennifer Goggans –deux collaborateurs de Merce- nous nous sommes plongés dans une recherche intensive pour à la fin sélectionner des chorégraphies datant de 1942 à 1972. Merce travailla sur 80 pièces pendant cette période et il nous a fallu six mois pour sélectionner celles que nous avons ensuite re-imaginées en 3D. J’ai appris beaucoup sur la danse, Robert et Jennifer ont beaucoup appris sur le cinéma ! Nous avons tourné 18 jours et ça nous a pris des années à préparer. Mais cela n’était pas la partie la plus difficile ayant travaillé comme éditrice de documentaire pendant 15 ans. J’avais pris une année pour écrire un script original basé sur les archives filmées et toutes les séquences dansées étaient sous forme de story-board avant d’être éditées. Au moment du montage, je savais exactement comment j’allais procéder. Le challenge était d’obtenir une cohérence visuelle entre les archives et les séquences live. Nous avons trouvé une solution. Tous les éléments d’archive étaient conservés en 2D mais étaient placés sur l’écran à différents niveaux de profondeur comme dans une boite noire. C’est pourquoi il y a toujours plus qu’un élément d’archive sur l’écran. J’ai trouvé l’idée dans les boites conçues par Joseph Cornell, un autre grand artiste américain – le seul artiste surréaliste Américain à en croire Salvador Dali.
Ces images rares sont à mes yeux le point fort de votre film
AK : La fondation Merce Cunningham nous accorda une licence chorégraphique et un accès aux archives. J’ai eu le privilège de faire la connaissance de David Vaughan, archiviste et historien de Cunningham (le film lui est dédié même s’il n’a pas vécu assez longtemps pour le voir). David rencontra Merce en 1950 et gardait des cartes index, notant dessus tous les évènements/spectacles/enregistrements de films/interviews audio. Au fur et à mesure que je parcourais ces cartes je me rendais compte que certains des enregistrements manquaient et c’est comme ça que je me suis embarqué dans une chasse au trésor autour du monde. J’ai découvert « Changeling » (1957) et « Springweather and People » (1955) aux archives NDR d’Hambourg en Allemagne. Ces pièces étaient perdues depuis 50 ans. En retrouvant l’enregistrement de « Changeling » nous apprîmes que la pièce s’était retrouvée plus tôt sur un film amateur tourné par le mari d’une des danseuses Marianne Preger-Simon. Cet extrait apparait trois fois dans le film. Merce danse « Changeling » dans le studio d’Hambourg en 1958 et dans le film amateur du milieu des années 50 – à chaque fois ce sont des films celluloïd. Silas Riener la remonté et le danse en 2018 dans le costume tricoté rouge de Robert Rauschenberg.
Un autre film de danse a utilisé la 3D : Pina de Wim Wenders
AK : j’ai beaucoup aimé certaines des séquences du Pina, et en particulier Le Sacre du Printemps parce qu’on se sent très proche des danseurs, je me sentais comme à l’intérieur de la danse. Nous avons adopté cette « approche » de Wenders pour la totalité du film. L’idée était de créer une expérience au cinéma des pièces de Cunningham en chorégraphiant pour l’œil du public. Le parti-pris cinématographique était différent pour chacune des pièces. Si une pièce était basée autour de l’idée de la chute comme pour Winterbranch, 1964, nous l’installions sur un toit. S’il s’agissait de se sentir proche, liés ensemble, nous cherchions à recréer une sensation de confinement comme dans Crises, 1960. S’il s’agissait de superpositions comme dans Rune, 1959, nous installions la pièce dans les bois pour amplifier cette idée de couches multiples etc. Je pense que nous sommes restés fidèles à Merce en adhérant à ses idées et concepts plutôt qu’en imposant une grille narrative. C’est au public d’interpréter ce qu’il voit à partir de ses propres expériences.
Qu’avez-vous appris sur Merce au final ?
AK : Lorsque j’ai commencé à travailler sur le projet, je savais que Merce était une visionnaire et un chorégraphe américain iconique, quand je l’ai terminé j’avais compris qu’il était un être humain extraordinaire et un humaniste. J’ai été incroyablement émue par son esprit de persévérance et par son engagement total pour la danse, son intégrité quant à ses idées et sa vision, par sa modestie et sa générosité alors que les trente premières années avaient été des années de lutte pour imposer ses idées. Il n’avait rien ; pas de public, pas de moyens, pas de presse et plus important encore pas de possibilité de se produire ! Qu’est-ce que ça doit être d’être un danseur au top de ses capacités physiques et de ne danser que quelque fois par an. Qu’est- ce que ça doit faire de connaitre le succès à 45 ans ? Comment faire, danseur, pour continuer et continuer à se réinventer tout en acceptant que le corps vieillisse – « l’instrument qui se détériore dès la naissance » – et l’incertitude. Tout ceci demande une grâce et un esprit hors du commun. Merce m’inspire. L’esprit de Merce me « poussa » à continuer ce projet quand il semblait que celui-ci ne se réaliserait jamais. Je lui suis reconnaissante.
Propos recueillis par Philippe Noisette – www.sceneweb.fr
(Traduction Jean-Luc Morel)
Cunningham documentaire de Alla Kovgan en salles le 1 janvier
(Sophie Dulac Distribution)
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