Sofia Dias et Vítor Roriz présentent au Théâtre de la Bastille Ce qui n’a pas lieu, une intrigante performance secouée du tumulte du monde et du besoin de rencontrer l’Autre. Malgré une certaine aridité formelle, ses gracieux interprètes font naître réflexion et émotion.
Cela commence par le vide, le rien. La scène est comme un territoire déserté. Suspendus, des éléments de décors abstraits rappellent à la fois un univers intime et urbain, sans doute dans un contexte de post-crise. En témoignent une longue planche, déposée comme une ruine sur le sol blanc, et l’immobilité des corps stupéfaits, l’un debout et droit, l’autre assis par terre comme happé par un écran de télévision. Aucun geste. Aucun mot.
Un infime balancement accompagne l’éruption de monosyllabes qui s’échappent comme un cri primal étouffé. Ses bribes de sons, de babillages, deviennent étonnamment rythme et musique, puis langage. En suivant le fil peu narratif d’un texte inspiré du poète brésilien Manoel de Barros, la pièce dit le manque, l’incommunicabilité. Tout s’amplifie et s’emballe avec une frénésie grandissante. Les mots jaillissent sans discontinuer, supportés par une gestuelle nerveuse, saccadée et effrénée. Chacun donne l’impression de composer indépendamment de l’autre, comme aspiré par son monde, sa bulle à lui, jusqu’à voir apparaître l’inespérée fusion.
La coexistence du verbe et du mouvement, leur combinaison ou leur distorsion, sont au cœur du geste artistique de Sofia Dias et Vítor Roriz que l’on retrouve avec bonheur sur la scène de la Bastille. Leur performance Ce qui n’a pas lieu ouvre le bal d’un programme de danse contemporaine qui se tient pour la troisième année consécutive en compagnonnage avec l’Atelier de Paris/CDCN, et verra aussi performer les artistes Olivia Grandville (A l’Ouest), Madeleine Fournier (Labourer), Liz Santoro et Pierre Godard (Maps, puis Stereo).
Comédiens, danseurs, chorégraphes, les inoubliables interprètes du Antoine et Cléopâtre que signait Tiago Rodrigues d’après Shakespeare donnent toujours délicatement, passionnément, corps et âmes aux idées et sensations qui les bouleversent. Ils se livrent à nouveau dans une danse à la fois expérimentale et esthétisante, minimaliste et charnelle, dont on reconnaît désormais les lignes de force. Ils se font maîtres de la vitesse et de la lenteur, de la fluidité et de la rupture, suivant une écriture particulièrement dense et exigeante entre compulsion et répétition. Hypertendu vers un propos qui se déchiffre et se comprend pas à pas, fluctue et parfois échappe au risque de paraître inutilement complexe ou abscons, le couple de performeurs finit par emporter indescriptiblement. Parce que ce qui se joue appartient finalement plus au domaine du sensible que de l’intellect. Au centre de la pièce se pose la question organique, viscérale, de la recherche de l’autre, de la difficulté de la relation avec l’autre. Son point culminant est bien entendu le moment où les deux présences magnétiques s’attrapent, s’agrippent, se donnent, se complètent dans une étreinte qui s’apparente aussi à une lutte, et glissent du côté du mythe dans une osmose inattendue, éphémère, mais totale.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Ce qui n’a pas lieu
Conception, performance et texte Sofia Dias et Vítor Roriz
Lumières Thomas Walgrave
Scénographie Thomas Walgrave et Catarina Dias
Dessins Sofia Dias et Vítor Roriz
Assistant à la dramaturgie Alex Cassal
Assistant à la chorégraphie et costumes Filipe Pereira
Musique et son Sofia Dias
Direction technique Nuno Borda de ÁguaDurée : 1h10
Théâtre de la Bastille, Paris
Dans le cadre du programme 2020 Danse du Théâtre de la Bastille, en collaboration avec l’Atelier de Paris / CDCN
du 24 au 29 février 2020
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