Sans manichéisme, mais non sans longueurs, le dramaturge portugais Tiago Rodrigues révèle l’impasse dans laquelle se trouvent nombre de pays européens face à la montée de l’extrême-droite.
En 1967, dans son article The Problem of Abortion and the Doctrine of the Double Effect publié dans la Oxford Review, la philosophe Philippa Foot pose pour la première fois le dilemme du tramway : « Imaginons le conducteur d’un tramway hors de contrôle qui ne peut que choisir de dévier ou non sa course depuis une voie étroite vers une autre : cinq hommes travaillent sur l’une et un homme est situé sur l’autre. La voie prise par le tram entraînera automatiquement la mort des personnes qui s’y trouvent. Dans le cas des émeutiers, ces derniers ont en otage cinq personnes, ce qui fait en sorte que les deux situations amènent le sacrifice d’une vie pour en sauver cinq. » Utilisée en éthique et en sciences cognitives, cette expérience met le conducteur du tramway – et donc la personne interrogée – face à un choix cornélien : doit-il prendre la décision d’agir et décider, en pleine conscience, de tuer une personne pour en préserver cinq, ou ne rien faire et s’en remettre au sort, au risque d’occasionner un bilan humain plus lourd ? Dans Catarina et la beauté de tuer des fascistes, la nouvelle pièce de Tiago Rodrigues, il n’est pas question de tramway, mais bien du même dilemme, qui, dans une variante beaucoup plus politique, se pose à Catarina : doit-elle user de la violence pour supprimer les fascistes, ou s’abstenir et prendre le risque de voir leur projet s’appliquer ?
Aux yeux de sa famille, qui vit près du village de Baleizão dans le sud du Portugal, la question est vite tranchée. Depuis la mort de Catarina Eufémia, assassinée en 1954 sous la dictature de Salazar, la fratrie s’est muée, de génération en génération, de Catarina en Catarina, en une bande de tueurs de fascistes professionnels, selon un mode opératoire proche de celui des Brigades rouges. À l’aube de son vingt-sixième anniversaire, comme le veut la tradition, c’est au tour de l’avant-dernière Catarina d’entrer dans cette danse macabre et de tuer son premier fasciste. La future victime est d’ailleurs déjà là, capturée, à sa merci. L’homme n’est autre que la plume et la tête pensante de ceux qui viennent de conquérir le pouvoir, celui qui, au cours des élections de 2028, a su fasciner les masses avec ses mots. Portée par ses trois oncles, sa mère, sa soeur et, dans une moindre mesure, par son cousin, l’ambiance est à la fête et tout le monde est certain que la petite préférée accomplira, sans trembler, ce rite initiatique. À ceci près que, une fois le pistolet en main, la jeune femme vacille et refuse de tirer, gagnée par le doute sur le bien-fondé de ce combat. Elle provoque alors l’ire de sa famille, et particulièrement celle de sa mère.
Ce refus qui peut faire écho à bien d’autres – citons, par exemple, ceux d’Antigone ou de Cordelia dans Le Roi Lear – s’impose comme le nœud gordien de la pièce de Tiago Rodrigues, tant il charrie avec lui une myriade de dilemmes et d’interrogations philosophiques et politiques. En osant dire « non », Catarina se libère d’un héritage devenu trop lourd à porter pour la jeune génération qui, plutôt que de les suivre coûte que coûte, remet en cause les pratiques de l’ancienne, et tente d’imaginer une troisième voie pour sortir de la dichotomie où elle se trouve piégée. Les deux options qui se présentent à elle – tuer ou s’abstenir –, Tiago Rodrigues les examine sans manichéisme : la violence radicale, d’un côté, qui pose des problèmes éthiques et moraux, tant elle néglige la vie humaine au nom d’idéaux politiques, et prend le risque d’une dictature inversée et de la guerre de tous contre tous ; la solution démocratique, de l’autre, qui utilise les élections, et le pouvoir des mots, pour contrecarrer le discours populiste, mais peut se révéler insuffisante pour empêcher l’avènement du fascisme et son lot d’attaques contre les minorités – genrées, raciales, sexuelles. Entre l’une et l’autre, le dramaturge et metteur en scène portugais se garde bien de choisir. Il invite plutôt chacun à prendre conscience de l’impasse dans laquelle la majeure partie des pays européens se trouvent face à la montée du populisme d’extrême-droite, et qui nécessite l’invention de solutions nouvelles pour le combattre.
Reste que, au long de cette fable de 2h30 et au-delà de ce dilemme intellectuellement stimulant – analysé principalement durant l’échange entre la jeune Catarina et sa mère –, Tiago Rodrigues tend à s’abandonner, en dépit de la qualité de sa langue sensible, à des longueurs et autres bavardages. Au lieu de prendre de la hauteur de vue politique, ils donnent l’impression que la pièce fait du surplace, voire tourne en rond, en enfonçant, au passage, quelques portes déjà grandes ouvertes. Exceptions faites de certains éléments poétiques, tel ce rapport viscéral à la Nature matérialisé par l’omniprésence du chêne-liège et des hirondelles, plusieurs pans de l’histoire apparaissent superfétatoires – le cousin-narrateur, la mort imminente de l’un des oncles, le véganisme de la sœur – et n’apportent rien, ou si peu, au moulin principal. Pour autant, le metteur en scène parvient, comme souvent, à instaurer une belle ambiance au plateau, à travers, notamment, l’espace scénographique de F. Ribeiro, les lumières de Nuno Meira et les chants entonnés en chœur par la famille, et à transformer ses personnages non en salauds de premier ordre, mais en êtres de chair et de sang attachants et emplis de convictions. D’Isabel Abreu à Beatriz Maia, l’ensemble des comédiens portugais donnent alors une âme aux êtres qu’ils incarnent, et permettent à la pièce de se maintenir à flot, malgré ses quelques trous d’air.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Catarina et la beauté de tuer des fascistes
Texte et mise en scène Tiago Rodrigues
Avec António Afonso Parra, António Fonseca, Beatriz Maia, Carolina Passos Sousa, Isabel Abreu, Marco Mendonça, Romeu Costa, Rui M. Silva
Scénographie F. Ribeiro
Lumières Nuno Meira
Adaptation lumières pour les Bouffes du Nord Rui Monteiro
Costumes José António Tenente
Création et design sonore, musique originale Pedro Costa
Chef de chœur, arrangement vocal João Henriques
Conseillers en chorégraphie Sofia Dias, Vítor Roriz
Conseiller technique en armes David Chan Cordeiro
Assistante mise en scène Margarida Bak Gordon
Traduction Thomas Resendes (Français)
Surtitrages Patrícia Pimentel
Collaboration artistique Magda BizarroProduction Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne)
Coproduction Wiener Festwochen ; Emilia Romagna Teatro Fondazione (Modène) ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Théâtre Garonne – scène européenne (Toulouse) ; Théâtre de Liège ; Teatro di Roma – Teatro nazionale ; Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Maison de la Culture d’Amiens ; BIT Teatergarasjen (Bergen) ; Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; Teatre Lliure (Barcelone) ; Centro Cultural Vila Flor (Guimarães) ; O Espaço do Tempo (Montemor-o-Novo)
Coréalisation Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de ONDA, Almeida Garrett Wines, Cano Amarelo, CulturgestDurée : 2h30
Théâtre des Bouffes du Nord dans le cadre du Festival d’automne à Paris et de la Saison France-Portugal 2022
du 7 au 30 octobre 2022Comédie de Caen, CDN de Normandie
les 10 et 11 novembreLe Trident, Scène nationale de Cherboug-en-Cotentin
les 16 et 17 novembreMaison de la Culture d’Amiens
les 22 et 23 novembreThéâtre de Liège
du 1er au 3 décembreThéâtredelaCité, CDN Toulouse-Occitanie
du 7 au 10 décembreTeatre Lliure, Barcelone
les 21 et 22 décembre
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !