Reprenant un spectacle créé en 2014, le Collectif X et la compagnie The House offrent une pièce aussi riche qu’émouvante sur le deuil et la façon dont le désir tente de s’y soustraire.
De prime abord, l’on pourrait voir quelque chose de l’ordre de la fausse piste dans l’intitulé de Cannibale. Quel rapport entre la désignation d’une personne pratiquant l’anthropophagie et une histoire amoureuse se déroulant dans l’intimité d’une petite maison de campagne ? Pourtant, les liens, concrets, vont se révéler au fil du spectacle. Écrite par Agnès D’halluin – d’après une histoire originale de la metteuse en scène Maud Lefebvre –, la pièce n’aborde pas le cannibalisme comme position d’altérité fondamentale – construite sur une opposition entre ce qui serait d’un côté une société civilisée et de l’autre une société primitive. C’est, plutôt, en tant qu’expression d’un désir de dévoration lié à l’amour et au désir que le mot « cannibale » est à entendre. Un désir qui, dans le spectacle, est aussi un refus du deuil, assimiler l’autre étant une façon de le maintenir vivant. Cette acception – qui a une parentèle avec les travaux de Freud sur ce sujet –, le spectacle la déplie par une histoire intime et dans une forme aussi ciselée qu’efficace.
Peut-être l’une des caractéristiques essentielles de Cannibale est-elle l’intemporalité de son récit, qui est autant le signe de la permanence de sa pertinence que d’un propos volontairement en retrait d’un certain rapport au politique. Cette permanence s’incarne d’abord dans l’histoire même du spectacle : créé en 2014 et programmé cette saison au Théâtre des Célestins, interprété par le même duo, Cannibale se révèle en cette reprise aussi émouvant qu’intéressant. Si l’on imagine que découvrir cette histoire d’amour et suivre le chemin vers la mort d’un personnage trentenaire résonne différemment avec un personnage quadragénaire, la puissance des sentiments n’est en rien atténuée en 2025. Mais reprenons. Écrite pour partie à partir d’improvisations des deux interprètes, Arthur Fourcade et Martin Sève, la pièce déplie dans une succession de scènes s’enchaînant à un rythme cadencé la relation amoureuse entre deux hommes. Désignés dans le texte comme « L’un » et « L’autre », ces quadragénaires demeurent des inconnus sur diverses données. Nous ne connaissons ni leur prénom et nom ; ni ce qui fait leurs vies professionnelle, amicale, familiale ; ni leurs loisirs – même si l’existence d’une résidence secondaire signale une position sociale confortable.
Ce qui nous est donné est, excepté leur passion commune, la mort annoncée de « L’un » (Arthur Fourcade), le désir cannibale de « L’autre » (Martin Sève), ainsi que le goût de « L’un » pour la poésie, les métaphores, les mots. Le recentrement sur ces quelques données permet autant de les déployer abondamment que de transformer les personnages en surfaces de projections accessibles à toustes. Et c’est dans une forme aux accents cinématographiques et à l’art consommé du montage que l’ensemble se déroule. Dans l’écrin de La Célestine, l’on devine, avant que la pièce ne débute, le décor, à demi masqué par un voile translucide, soit une scénographie tout ce qu’il y a de plus réaliste, avec sa cuisine à jardin, sa chambre à cour et sa salle de bains en fond de scène. Cet espace aussi lisible qu’intelligemment agencé, car permettant une fluidité de passage d’une scène à l’autre, c’est « L’autre » qui l’investit en premier. Lui qui n’est pas malade – ce qu’on ne sait pas encore –, nous allons le voir d’abord seul, en train de se cuisiner un steak. Cette première scène vaut comme métaphore de tout ce qui va suivre, puisque la question de la dévoration ne va cesser de faire retour.
Balançant entre scénographie hyper-réaliste et recours à des artifices signalant immédiatement leur facticité – comme les deux chaises situées à l’avant-scène pour le flash-black en voiture –, la pièce joue des interruptions de scènes, des ellipses, des conversations interrompues par un coup de sang d’un personnage, puis reprises quelques séquences plus loin. L’écriture au cordeau extrêmement bien menée travaille les variations sur la question de la dévoration et de l’amour inconditionnel, notamment à travers l’histoire de Tristan et Iseut, racontée avec une poésie folle, mais aussi avec la « légende urbaine médiévale » qu’est celle du cœur mangé. Avec ce mythe littéraire, selon lequel un mari jaloux fit manger à son épouse le cœur de son amant – et qui figure, par ailleurs, dans le roman Tristan et Iseut de Thomas d’Angleterre –, Cannibale joue avec subtilité des mises en abyme et des jeux de référence.
En se concentrant sur un théâtre de chambre, le spectacle évoque le théâtre du quotidien – un courant théâtral des années 1970. Si ce choix de perspective resserrée maintient ici à distance des enjeux sociaux ou politiques plus vastes, il n’empêche pas la maîtrise du jeu comme de la mise en scène. On ne peut que redire à quel point le travail de Maud Lefebvre – ancienne du Collectif X et désormais artiste associée avec sa compagnie The House aux 2 Scènes, Scène nationale de Besançon – saisit par sa fluidité et son intelligence. De la création lumières aux quelques incursions de vidéos, et jusqu’à la musique – qu’il s’agisse des morceaux de rock américains chantés ou écoutés par le duo, comme des comptines ou des airs de musique baroque fredonnés –, l’ensemble soutient et prolonge le propos sans jamais l’alourdir. Porté avec une précision impeccable de justesse par les deux comédiens, le récit embrasse toute la complexité des sentiments traversés. Entre déni brutal, élans de tendresse, jeux amoureux et conversations triviales, Cannibale dessine avec virtuosité, et infiniment de délicatesse et d’émotions, tout ce qui fait une relation amoureuse dans ses moments les plus tragiques. Pièce de deuil magistrale par sa capacité à se saisir de son sujet dans toute son ampleur, le spectacle rappelle que l’omniprésence de la mort n’oblitère pas une intense et furieuse pulsion de vie.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Cannibale
Texte Agnès D’halluin, d’après l’histoire originale de Maud Lefebvre
Mise en scène Maud Lefebvre
Avec Arthur Fourcade, Martin Sève
Scénographie Charles Boinot, Maud Lefebvre, Stanislas Heller
Lumière Valentin Paul
Vidéo Charles Boinot, Clément Fessy
Son Clément Fessy, Maud Lefebvre
Machinerie Stanislas Heller
Régie générale Guy CatoireProduction Collectif X
Coproduction Théâtre Le Verso – Saint-ÉtienneDurée : 1h20
Célestins, Théâtre de Lyon
du 11 au 22 mars 2025
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