Le Collectif Le Grand Cerf Bleu, habitué à l’écriture de plateau se confronte à une pièce écrite par le jeune auteur catalan Joan Yago, une commande de Théâtre Ouvert. Une mise en scène au cordeau, un texte puissant, une scénographie léchée, des comédien.nes percutant.es : une petite bombe de spectacle !
Ils nous avaient habitués à des spectacles plus hirsutes, traversés par diverses formes de chaos, sous tendus par des dramaturgies complexes jouant sur le désordre, les tensions et conflits, et la choralité comme source d’une théâtralité dynamique et revigorante, s’appuyant sur des chefs d’œuvre incontestables du répertoire (Non c’est pas ça, d’après La Mouette de Tchekhov), des rites familiaux immuables (le réveillon de Noël dans Jusqu’ici tout va bien) ou encore des figures légendaires (Robin des Bois dans Robins – Expérience Sherwood) pour en questionner les enjeux à l’aune de notre siècle à la dérive. Et faisaient mouche à chaque fois. Le capital sympathie du Grand Cerf Bleu n’a d’égal que sa propension à gratter les vernis de tout poil, à traquer derrière nos conformismes sociaux la moelle palpitante de notre humanité, à ouvrir des espaces de résistance par l’écoute et l’échange. Ils nous avaient habitués à une écriture de plateau transformant la scène en terrain de jeu effervescent et espace dialectique roboratif. Avec Brefs Entretiens avec des femmes exceptionnelles, le trio composant le collectif (Laureline Le Bris-Cep, Gabriel Tur et Jean-Baptiste Tur) s’attèle pour la première fois à la mise en scène en bonne et due forme d’une œuvre préexistante, en l’occurrence une pièce contemporaine signée Joan Yago, publiée aux éditions Tapuscrit de Théâtre Ouvert. Une commande de Caroline Marcilhac, à la tête de ce précieux Centre National des Dramaturgies Contemporaines, qui a fait preuve d’une intuition lumineuse en proposant au collectif de s’emparer de ce texte fascinant, limpide dans sa forme et son écriture ciselée, profond et dérangeant dans les motifs éminemment actuels qu’il brasse. Le résultat est formidable, passionnant, hypnotisant même, et prouve la souplesse du Grand Cerf Bleu, sa porosité, sa capacité à se glisser dans l’univers d’un autre tout en gardant son identité propre.
Constituée de cinq entretiens avec des femmes de fictions inspirées de personnalités réelles, ayant toutes pour point commun la radicalité de leurs choix de vie, la pièce est une succession d’interviews pour le moins surprenantes. Dans une scénographie épurée, géométrique et léchée, éclairée avec tact en fonction des récits qui s’enchaînent, alternant un mobilier simple et classieux, composant des écrins sur mesure à chaque personnage sous le feu des projecteurs, la parole se déploie, attisée par les questions de l’intervieweur, micro en main, appliqué à la recueillir et rebondir de confidences en prises de position, de dévoilement de soi en explications. Sous nos yeux, on assiste, happé, au paradoxe d’une prise de parole sincère et directe qui nous parvient parfaitement tout en étant totalement mise en scène. D’une part le dispositif de l’interview, très cadré, d’autre part le contexte très “show business” de l’ambiance générale, ainsi que la mise à vue, sur les côtés du plateau, de la fabrique de l’artifice et de l’apparence, servent de révélateurs à des discours forts porteurs de valeurs étonnantes et de l’idée sous-jacente que notre identité est une construction et que l’être humain n’est pas à une contradiction près.
Ces femmes affirment pleinement un libre arbitre puissant et un positionnement inébranlable, qu’il soit intime, politique, scientifique, métaphysique, dans leur rapport au monde. Et nous voyageons de l’une à l’autre, ébahis, bousculés au plus profond de notre conscience. Car chacune à sa façon, unique, et dans la mise en perspective de toutes ensemble, aborde des sujets existentiels liés à notre identité, à notre incarnation, au genre, à notre conscience, à notre humanité, et semble repousser les limites de l’acceptable sans provocation. A recevoir, c’est déroutant, perturbant, bouleversant.
Les comédiennes Laureline Le Bris-Cep, Anna Bouguereau et Juliette Prier, sont exceptionnelles, osons le mot. Jean-Baptiste Tur en intervieweur réussit la gageure d’être à la fois charismatique et discret. Son regard public final restera longtemps dans nos pensées. Quant à Etienne Jaumet (la moitié du duo Zombie Zombie), il orchestre en live une bande son électro sombre et pénétrante avec mélopées au saxo, qui nous cueille d’emblée et nous plonge dans un état propice à l’écoute et à la réflexion intime. Il interprète par ailleurs l’un des rôles (on n’en dira pas plus) et son passage de la musique au jeu fonctionne à merveille. Ajoutons que les transitions sont précises, judicieuses, rythmées et l’usage de la vidéo à bon escient. Bref, ce spectacle est le fruit d’un travail d’équipe admirable, visuellement superbe, interprété à la perfection, le tout supervisé avec finesse par Gabriel Tur à la direction artistique. Si ce n’était pas déjà clair, on est conquis et même, admiratif.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Brefs Entretiens avec des femmes exceptionnelles
Texte Joan Yago
Traduction du catalan Laurent Gallardo
Ed. Tapuscrit | Théâtre Ouvert
Conception Collectif Le Grand Cerf Bleu (Laureline Le Bris-Cep, Jean-Baptiste Tur, Gabriel Tur)
Direction artistique Gabriel Tur
Musique Étienne Jaumet
Création lumière et scénographie Kelig Le Bars et Gabriel Tur
Création vidéo Pierre Martin
Avec Anna Bouguereau, Laureline Le Bris-Cep, Étienne Jaumet, Juliette Prier et Jean-Baptiste TurDurée : 1h20
AU CentQautre
Du 9 au 11 février 2023
dans le cadre du Festival Les Singulier·es
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