« Bonjour l’asile », adieu tristesse
Le temps presse et l’espace se réduit pour construire des ailleurs. Comédie politique et sociale pleine d’humour et de finesse, Bonjour l’asile imagine que pour changer le monde, il faut commencer par soi-même. Un film réalisé par Judith Davis avec toute la bande du collectif L’Avantage du doute.
Après Tout ce qu’il me reste de la révolution en 2018, le collectif de L’Avantage du doute se relance côté cinéma sous la direction de Judith Davis, avec Bonjour l’asile. Par son titre, leur premier film traçait une filiation directe avec leur travail théâtral ; celui-là fait indirectement, mais étroitement écho à Encore plus, partout, tout le temps, spectacle de 2022. S’y retrouvent en effet les tensions entre militantisme écolo et féminisme qui structuraient leur drôlissime performance et perturbent ici le couple d’Elisa (Claire Dumas) et Bastien (Maxence Tual) partis mener leur vie familiale à la campagne. Potager, récupérateur d’eaux pluviales, compost et panneaux solaires, rien ne manque à ces néoruraux, parents de trois jeunes enfants, hormis une meilleure répartition du travail domestique. Un déséquilibre que ne laissaient pourtant pas présager leurs allures progressistes.
Comme dans Encore plus, partout, tout le temps, dans son rôle de militante célibataire nullipare, Judith Davis, alias Jeanne, débarque et rompt les équilibres fragiles de sa copine et de son mec. À côté de chez ces derniers vit également Amaury (Nadir Legrand), un promoteur immobilier parti de rien qui, avec Victoire (Mélanie Bestel), épouse et femme d’affaires, lorgne sur un vieux château du cru après avoir déjà racheté les carrelets du coin. De belles cabanes traditionnelles de pêcheurs qui bordent l’estuaire que le couple a reconverties en ecolodges, lieux de tourisme de luxe, design et écoresponsable, cela va de soi. Et c’est là-bas, dans ce château voisin, que loge une drôle de bande dirigée par Cindy (génial Simon Bakhouche) – enfin « Ici, il n’y a pas de chef » –, qui oscille entre communauté, asile, secte, ZAD et centre social, et qui constitue la très fertile invention de ce scénario fomenté par Judith Davis et Maya Haffar, toutes deux coscénaristes du film. À l’« HP », comme on l’appelle, un ex-hôpital psy devenu « Hospitalité Permanente », se réinventent et se reconstruisent les liens entre les êtres humains, entre les humains et le vivant, et entre les humains et eux-mêmes. Puissante force du pas de côté, pouvoir irrésistible de la déconnexion, lent travail de la déconstruction, et potions secrètes dignes de druides sorciers, permettent que la communauté vive dans une parfaite harmonie, soit accueillante, toujours ouverte à l’étranger, aux minorités racisées, transgenres et autres personnes grosses et âgées. Un véritable paradis pour les uns, un enfer woke pour les autres, que le projet immobilier mené par le couple Legrand-Bestel menace.
Pot de terre contre pot de fer, méchants capitalistes contre gentils utopistes, l’affrontement aurait pu être caricatural, mais Judith Davis esquive facilement ces écueils. On sait de toute façon d’où nous parlent les membres du collectif L’Avantage du doute. Leurs spectacles sont pétris d’écoanxiété et portent un regard critique sur les dérives d’un monde qui s’abandonne à la rapacité prédatrice du capitalisme. Dans une scène sur le fil, Maxence Tual et Mélanie Bestel, plongeant dans les tréfonds de leur psyché, révèlent chacun, à l’occasion d’une épiphanie sous substances, les ressorts dissimulés de leurs comportements nocifs. Pourquoi l’un prend davantage soin des animaux que de sa femme ? Pourquoi l’autre ne veut pas voir les injustices du monde ? Les combats à mener ne sont pas que politiques, mais aussi intérieurs et nécessaires à tous·tes. Et c’est là que l’« HP » intervient. Car cette communauté qui aurait pu être traitée sous la forme d’une satire de néo-hippies à la Problemos devient une véritable utopie, à la possibilité de laquelle on aimerait tant croire, un lieu de combat et de réconciliation, un asile et un écosystème pour la survie des idéaux malmenés.
C’est ainsi dans sa seconde partie, quand les mises en place des enjeux scénaristiques ont été accomplies et que l’action se recentre autour du château convoité, que le film décolle comme une fusée, avec quelques scènes mémorables comme celle d’une réunion d’hommes en déconstruction s’entraînant à dire le mot « vulve ». Le film prend alors une dimension supplémentaire. Judith Davis entrecroisant ce portrait des quadras de gauche d’aujourd’hui avec des préoccupations plus personnelles et néanmoins d’actualité : le devenir des amitiés quand arrivent le couple et les enfants, la permanence des schémas patriarcaux chez les plus féministes d’entre les hommes. Les moyens de l’Art et autres possibilités de revisiter nos schémas relationnels enrichissant cette opposition entre les héritiers des hippies et ceux du néo-libéralisme triomphant. Avec ses personnages étranges et néanmoins vraisemblables, ses satires qui se baladent partout, des cercles de pouvoir jusque dans les bois les plus reculés, son humour qui n’épargne personne et tout le monde à la fois, Judith Davis imprime ainsi, sur une comédie en plein dans son époque, sa patte décalée. Juste ce qu’il faut pour nous prouver que d’autres ailleurs sont bien possibles.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
Bonjour l’asile
Un film de Judith Davis
Avec Claire Dumas, Nadir Legrand, Judith Davis, Mélanie Bestel, Maxence Tual, Simon Bakhouche
Scénario Judith Davis, Maya Haffar
Musique François Ernie
Directeur de la photographie Tom Harari
1er assistant réalisateur Camille Servignat
Chef monteur Clémence Carré
Chef costumier Marta Rossi
Chef maquilleur Fanny Fallourd
Scripte Marion Bernard
Chef décorateur Aurélien Maillé
Ingénieurs du son Jean-Barthélémy Velay, Alexis Meynet, Aymeric DupasProduction Agat Films ; Apsara Films
Coproduction Micro Climat
Distribution UFO DistributionDurée : 1h47
Sortie en salles le 26 février 2025
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