Au Théâtre 14, la metteuse en scène Karelle Prugnaud et le comédien Bertrand de Roffignac proposent dans Moins que rien un captivant Woyzeck. À la fois physique et plastique, l’adaptation de la pièce est saisissante de violence et d’inconfort.
« Doucement, Woyzeck, doucement », exhorte le Capitaine dans sa réplique inaugurale. Aux antipodes de cette injonction, la metteuse en scène Karelle Prugnaud et son acteur Bertrand de Roffignac ont bien retenu l’hypervélocité avec laquelle Woyzeck court à sa perte dans la pièce de Büchner. Le Capitaine l’affirme d’ailleurs plus loin : « Vous courez par le monde comme une lame de rasoir ! On se couperait en vous rencontrant ! ». Alors, le travail qu’ils présentent va à toute allure. Il s’ouvre sur le ballet aussi grotesque que tragique d’une bande de troufions en marcels et treillis qui contrefait les gestes et postures d’une parade ou d’un entraînement militaire. Accompagnés des relents agressifs d’un hard rock échevelé, ces fanfarons se laissent aller à la furieuse pantomime d’un rasage express où abonde quantité de mousse, de giclées d’eau et de coups tranchants. Ce début place immédiatement l’adaptation proposée de la pièce fragmentaire et laissée inachevée par Georg Büchner sous le signe d’un engagement physique hors pair et d’une performance qui assume l’outrance et l’obscène pour bien montrer la déshumanisation d’un Woyzeck humilié et aliéné.
Écrite en 1836, Woyzeck est empreinte d’un profond réalisme social. Le personnage éponyme est un pauvre homme, un « moins que rien », tel que l’annonce le titre donné par Eugène Durif à son adaptation. « Un imbécile », « un chien », « un porc », « un trou du cul »… Son texte ne manque pas de périphrases dépréciatives et ordurières pour dire tout le mépris qu’accorde la société au misérable anti-héros déconsidéré, animalisé. En effet, l’homme voisine avec la bête. Dévêtu, éperdu, traqué, il court comme un dératé, jappe, glapit, halète.
C’est un fait divers survenu à Leipzig en 1821 qui a donné à Büchner l’idée d’écrire sa pièce. Un soldat anciennement barbier assassine en pleine rue sa maîtresse à laquelle il reproche d’être infidèle. À l’issue d’un procès de trois ans, le meurtrier est condamné à mort. Le jeune dramaturge allemand a lu son expertise psychiatrique où est mentionnée sa fragilité mentale. Dans le travail montré au Théâtre 14, Woyzeck est incarné quasiment seul en scène, dans un décor qui, avec un écran géant, des caméras de surveillance, et une cabine transparente toute en hauteur et en exiguïté, évoque sans peine le milieu carcéral et les pires méthodes d’oppression – privation sensorielle, décharges corporelles. Le dispositif se présente comme un laboratoire. C’est au cœur d’une expérience aussi aliénante que torturante, et au moyen de gestes humiliants et inhumains, que Woyzeck, entre sujet et objet, va passer à l’aveu de son crime.
Pour ce faire, il revit le drame en version condensée et en jouant tous les personnages –le capitaine, le docteur, la coquette Marie. Soliloquant à tout va, il est renvoyé à son extrême solitude autant qu’à sa supposée folie. Avec une énergie explosive et combative, l’acteur Bertrand de Roffignac, découvert en Arlequin survitaminé dans Ma jeunesse exaltée d’Olivier Py, adopte ici les traits graves, rageurs et désespérés d’un Woyzeck intranquille et démentiel, d’une virtuose schizophrénie. À mesure que la pièce avance, la cabine dans laquelle il est enfermé se remplit d’eau, claire d’abord, puis teintée de sang. Woyzeck en sous-vêtements se hisse au-dessus de la structure et rappelle un autre assassin mythique, le lumineux Roberto Zucco, grimpé au sommet des toits de sa prison, et cerné en bas par les gardiens et la populace ; puis, il rechute, plonge et patauge dans son gros bouillon, se débat en vain contre les éléments et contre lui-même, il finit par perdre pied et se noyer. Monstre de force, sauvagement abattu, ce Woyzeck est autant pétri de cruauté que de vulnérabilité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Moins que rien
Texte Eugène Durif d’après Woyzeck de Georg Büchner
Mise en scène Karelle Prugnaud
Avec Bertrand de Roffignac
Création sonore Kerwin Rolland
Régie générale et scénographie Gérald Groult
Plasticien Tarik NouiProduction Cie l’envers du décor
Coproduction Les Ateliers Frappaz – Centre national des arts de la rue et de l’espace public (Villeurbanne)
Avec le concours du ministère de la Culture – DRAC Nouvelle-Aquitaine et de la Région Nouvelle-Aquitaine.Durée : 1h
Théâtre 14, Paris
du 26 novembre au 7 décembre 2024
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