Après Viril, qui avait réuni Casey, Virginie Despentes et Béatrice Dalle, et SCUM rodeo, monté par Mirabelle Rousseau, c’est au tour du Collectif FASP de se saisir de la figure de Valerie Solanas. Une création aux enjeux stimulants, mais qui doit encore trouver une radicalité formelle à la hauteur de son propos.
Lorsqu’on évoque la figure de Valerie Solanas, on cite souvent son geste du 3 juin 1968 : ce jour-là, l’intellectuelle et activiste féministe américaine tire sur Andy Warhol et le critique d’art Mario Amaya – et les rate. Est également convoqué son ouvrage SCUM Manifesto. D’abord publié à compte d’auteur et vendu par elle-même dans les rues de New York – 1 dollar pour les femmes, 2,50 pour les hommes –, ce pamphlet cinglant appelle à l’instauration d’une société sans hommes – SCUM devenant ici l’acronyme de Society for Cutting Up Men (« Association pour tailler les hommes en pièces »). Dans la majorité des cas, son geste est directement relié à la violence de son propos. La psychiatrisation de Solanas a opéré comme une stratégie de disqualification de sa parole, de ses positions féministes radicales, et de marginalisation d’elle-même. Et l’autrice, dans son existence troublée, sera emprisonnée, internée, sans domicile, diagnostiquée schizophrène paranoïde, avant de mourir dans un extrême dénuement d’une pneumonie à l’âge de 52 ans.
Au vu de cette trajectoire aussi tragique que pathologisée pour mieux être neutralisée, comment se ressaisir de la question de la légitimité de la violence féministe entendue comme une réponse à une oppression patriarcale ? Voilà ce à quoi désire s’atteler le Collectif FASP. Cette démarche passionnante, portée par un groupe de jeunes femmes animées d’une énergie collective palpable, a néanmoins abouti, au soir de la première, à une proposition qui semblait en partie dévitalisée par sa forme et les artifices et effets théâtraux convoqués. Au regard d’un tel propos et d’une figure comme Valerie Solanas, il y a pourtant matière à vigueur et à radicalité. D’autant que, dans Beretta 68, tout renvoie à Solanas, du titre – référence à la marque du pistolet et à l’année du tir contre Warhol comme de la réédition du SCUM – au nom joliment ironique du collectif – FASP signifiant « fille à son papa », un concept tiré du SCUM : « La Fille à son Papa, toujours contractée et apeurée, mal à l’aise, dénuée d’esprit analytique et d’objectivité, situe Papa, et par suite tous les hommes, dans un contexte de peur nommée ‘respect’ ».
C’est durant leurs années d’études au TnS que les membres du collectif issues du groupe 47 – diplômées en 2023 – ont fait la découverte de Valerie Solanas. C’est à l’école, encore, qu’elles imaginent un projet autour du SCUM – ce premier jet réussi ayant amené le soutien du TnS pour un spectacle en bonne et due forme. N’ayant pu obtenir les droits pour monter le manifeste in extenso, le collectif composé de Loïse Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier et Manon Xardel explore la trajectoire de l’activiste et les questions abordées par l’artiste comme son œuvre. Ayant suivi des formations diverses – scénographie, costumes, création lumières, jeu –, elles ont choisi de circuler d’une place à l’autre – toutes co-signent la mise en scène et jouent au plateau –, et de se nourrir de multiples écrits d’autrices, essayistes, philosophes comme Dorothy Allison, bell hooks, Wendy Delorme, Christiane Rochefort, Irene, Coline Cardi et Geneviève Pruvost, ou encore Virginie Despentes.
L’ensemble se déroule dans une laverie automatique qui pourrait être abandonnée, comme le laisse supposer l’état de délabrement de certaines machines. Un choix signifiant : point de rencontre et lieu d’attente des habitantes et habitants dans les quartiers populaires, espace refuge pour des personnes vivant à la rue, lieu symbolique de la répartition genrée des tâches domestiques, la laverie est aussi une réactivation grinçante du lavoir comme lieu essentiel de sociabilité féminine, comme lieu de paroles. À ceci près que, dans le cas présent, il ne s’agit pas de supporter l’oppression grâce aux confidences échangées, mais de fomenter un renversement de l’ordre établi. Déplaçant au besoin certaines machines, recourant parfois à d’autres meubles, investissant une petite passerelle et un escalier situés à cour – dont la structure évoque les architectures extérieures des immeubles des quartiers new-yorkais où Solanas a pu évoluer –, les interprètes passent d’un rôle et d’une période historique à l’autre.
Dans une forme séquencée et ponctuée par des passages musicaux, sont abordées des parties de la vie de Solanas, puis organisées des réunions d’un gang de femmes. Cette alternance de fragments nous balade d’un univers tamisé et romancé, où se dessine une existence de possibles errances nocturnes – sorte de biographie refictionnalisée en polar où l’on voit l’intellectuelle marginalisée en interview, dans ses échanges avec sa sœur, à son procès –, et un autre, plus frontal, aux lumières crues, où les femmes réunies débattent sec de l’articulation des luttes contre le patriarcat et du capitalisme, comme de l’ordre social qui assigne les femmes à la non-violence – sauf lorsqu’il s’agit de se défendre.
Il y a, ainsi, une bascule perpétuelle entre l’histoire de Solanas, qui se déploie dans un univers lointain et fantasmé, et les questions éminemment concrètes, au présent, qui détaillent la construction sociale de la non-violence féminine. Dans cet ensemble, ce sont les moments de discussions contemporaines, et surtout les quelques séquences de slam et de chants soutenus par une musique efficace, qui se révèlent les plus pertinents. Pour le reste, le spectacle déplie une forme fort convenue, dont les codes, qui sont, certes, ceux de nombre de spectacles de théâtre contemporain, viennent entraver et escamoter l’énergie radicale ayant infusé le propos. Et c’est bien lorsqu’elles lâchent les artifices du théâtre – incarnation de personnages, costumes… – que les huit artistes trouvent une vitalité sans fard, une adresse à la puissance directe et tranchante qui, immédiatement, trouble et interpelle. Gageons qu’au fil des représentations, l’équipe (re)trouvera le cinglant de son inspiration pour (re)donner à l’histoire de Valerie Solanas toute sa contemporanéité.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Beretta 68
Conception et texte Collectif FASP et extraits du SCUM Manifesto de Valerie Solanas
Mise en scène et jeu Collectif FASP – Loïse Beauseigneur, Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel, Valentine Lê, Charlotte Moussié, Manon Poirier, Manon Xardel
Scénographie Loïse Beauseigneur, Valentine Lê, Charlotte Moussié
Costumes Léa Bonhomme, Jeanne Daniel-Nguyen, Jade Emmanuel
Musique Léa Bonhomme, Valentine Lê, Manon Xardel
Lumière Loïse Beauseigneur, Charlotte Moussié
Réalisation des décors et costumes Ateliers du TnSProduction Théâtre national de Strasbourg
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national (JTN)Durée : 1h30
Théâtre national de Strasbourg
du 8 au 18 octobre 2024Les Célestins, Théâtre de Lyon, dans le cadre du Festival Contre-Sens
du 22 au 26 octobre
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