Eight Songs for a Mad King de Peter Maxwell Davies et Kafka-Fragmente de György Kurtag s’offrent comme deux pièces radicalement contemporaines et puissamment interprétées. Elles plongent le Festival d’Aix-en-Provence dans des états émotionnels extrêmes à la lisière de la folie et de la panique.
Deux œuvres inclassables sont réunies sous la houlette du metteur en scène Barrie Kosky. Habitué aux grands formats opératiques, amateur d’œuvres graves ou, au contraire, dites plus légères, il se confronte sans aucun paradoxe à deux pièces assez courtes et plutôt ardues du répertoire lyrique contemporain. Créée entre scandale et succès à Londres en 1969, Eight Songs for a Mad King est un monodrame écrit par Peter Maxwell Davis pour un baryton et six instrumentistes – l’Ensemble intercontemporain en fosse – mis à l’épreuve d’une écriture explosive, à la fois concentrée et chamarrée, d’une richesse et d’un tapage vraiment étonnants. Au cœur d’un fracassant chaos sonore, un clavecin baroque cite furtivement Haendel, tandis que, sans complexe, se marient les résidus d’un élégant menuet et d’un jazz désinvolte aux élans dansants.
Composé entre 1985 et 1987, Kafka-Fragmente s’organise, quant à lui, autour d’une série de morceaux-miniatures tirés de textes épars et laconiques de Kafka – journaux intimes, aphorismes… – mis en musique par György Kurtág. Un compositeur dont le travail consiste depuis le milieu du XXe siècle à développer un langage musical économe, épuré, souvent bref, au service de matières textuelles dont il sait à merveille épouser la prosodie, que ce soit en musique de chambre ou dans son tardif et unique grand opéra qu’est Fin de partie d’après Beckett. L’expérience tend à creuser et à faire résonner la musicalité et l’intelligibilité du mot comme du silence. Au long des 40 fragments répartis en quatre sections, dialoguent de façon intense une soprano et un violon.
L’instrument à cordes joue d’ailleurs le rôle de trait d’union entre les deux ouvrages traités de manière autonome. Violemment massacré à la fin de la première pièce par son interprète, le violon est ensuite un compagnon volubile et implacable, doucereux et venimeux, sous les doigts acérés de la musicienne phénoménale qu’est Patricia Kopatchinskaja, passionnée par le répertoire des XXe et XXIe siècles. L’autre constante dans la proposition de Barrie Kosky réside dans le pareil et drastique dépouillement qui habille les deux pièces. Le plateau du Théâtre du Jeu de Paume s’offre comme un écrin totalement noir et nu. Aucun décor ne vient déconcentrer l’aspect quintessenciel – mais plus sophistiqué qu’il n’y paraît – du travail qui ne repose que sur la présence forte et habitée des solistes, dont les voix et les corps, isolés par une poursuite surlignant la solitude existentielle et l’enferment mental de leurs personnages, sont exposés sans fard, et poussés dans leurs derniers retranchements expressifs.
Engagés de tout leur être, et faisant littéralement corps avec un discours musical exigeant, le wagnérien Johannes Martin Kränzle, voix de bronze massif vociférant du grave à l’aigu, épate dans un rôle démesuré, écrit sur cinq octaves, tout comme la frémissante et mordorée soprano Anna Prohaska dans la suite du programme. Il et elle parviennent à évacuer tous les conformismes et les clichés qui sécurisent habituellement le chanteur d’opéra pour se placer à un endroit de justesse, mais surtout d’audace et de liberté folles. Ils livrent ainsi deux performances hors norme. Lui, en roi déchu inspiré de George III d’Angleterre, posté en simples sous-vêtements à la rampe, l’œil maquillé, les ongles peints, qui, pris de délire, soliloque dans le but d’apprendre à chanter aux oiseaux ; elle, en femme apparemment anodine, habitée par la peur, et plongeant dans un état de panique psychotique. Leur errance mentale s’étend sur une gamme de registres variés et dégage quelque chose d’à la fois profondément bouleversant et perturbant. L’être semble alors inexorablement mal, empreint de combativité comme de vanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Songs and Fragments
Mise en scène Barrie Kosky
Espace et lumière Urs Schönebaum
Assistante à la mise en scène Dagmar PischelEight Songs for a Mad King
de Peter Maxwell Davis
Théâtre musical pour voix d’homme et ensemble
Livret Randolph Stow d’après des propos de George III
Direction musicale Pierre Bleuse
Avec Johannes Martin Kränzle
Orchestre Ensemble Intercontemporain
Assistant à la direction musicale Levi HammerKafka-Fragmente
de György Kurtag
Pour soprano et violon, sur des textes de Franz Kafka Opus 24
Avec Anna Prohaska
Violon Patricia KopatchinskajaNouvelle production du Festival d’Aix-en-Provence
Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande donatrice d’exception du Festival d’Aix-en-Provence
Avec le soutien de Ammodo, cercle incises pour la création contemporaine et Jean-François Dubos
Cette production a été rendue possible grâce au soutien d’Elizabeth et Vincent MeyerDurée : 1h30
Festival d’Aix-en-Provence 2024
Théâtre du Jeu de Paume
les 6, 7, 10, 12 et 14 juillet
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