Aux commandes d’une troupe composée de fortes personnalités scéniques, la patronne de la Comédie de Caen, Aurore Fattier, dynamite la pièce de Feydeau en l’immergeant dans un univers queer, quitte, parfois, à prendre le risque du trop-plein.
D’entrée de jeu, Aurore Fattier annonce finement la couleur. Tandis que, derrière les murs de l’étude notariale de Vatelin, deux hurluberlus jouent tant bien que mal au badminton, Thomas Gonzalez déboule en tenue d’Adam, les tétons et le sexe cachés par une ribambelle de piments en plastique, symboles, à n’en pas douter, d’une libido en feu. L’air mi-vicelard, mi-ahuri, le comédien entonne a cappella une version toute personnelle de Vous les femmes de Julio Iglesias, où la rengaine musicale qui introduit et parsème le titre est remplacée par une série de petits glouglous, semblant annoncés l’arrivée imminente du (futur) dindon Pontagnac. En quête d’une nouvelle proie à conquérir, le serial-pervers ne tarde d’ailleurs pas à apparaître, lancé aux trousses de Lucienne, avec des intentions qui si elles « ne sont pas pures […] ne sont pas hostiles, bien au contraire ». Plus lassée qu’affolée par ce harceleur de rue qui la course désormais depuis sept jours, l’épouse le conduit tout droit dans ce qu’elle pense être la gueule du loup : le bureau de son mari. Las, le collectionneur de tableaux de maîtres garantis 100% faux – appréciez un peu le niveau de l’énergumène – et le nouveau prétendant de sa femme se connaissent bien ; pis, ils s’entendent comme larrons en foire. Alors, quand Lucienne croit confondre son harceleur une bonne fois pour toutes en expliquant, avec courage, la situation à Vatelin, elle l’entend lui répondre, dans un grand éclat de rire : « Ah ! ah ! ah ! farceur ! ». Consternant. Avec cette entrée en matière, Feydeau pose le cadre d’un rapport de forces genré : face à des femmes qui, si elles sont des proies, ne s’en laissent jamais compter, les hommes sont soit lâches, soit idiots – parfois les deux –, et toujours obsédés. Il serait donc dommage de ne pas profiter de ce savant mélange pour leur rendre la monnaie de leur pièce.
En bonne connaisseuse de l’indépassable maître du vaudeville, dont elle a déjà monté La Puce à l’oreille et On purge bébé, Aurore Fattier semble dérouler, à première vue et pendant tout le premier acte, son Feydeau comme sur du velours. Certes, le décor de Marc Lainé et Stephan Zimmerli – fabriqué aux ateliers de la Comédie de Caen à partir de matériaux de récupération – est beaucoup moins clinquant que le dramaturge ne l’avait imaginé ; certes, la metteuse en scène utilise la vidéo pour montrer le hors-champ, et notamment ce qui se passe dans le cabinet de Vatelin en compagnie de ses fameux tableaux ; mais la mécanique horlogère de Feydeau s’impose au centre de tout et tourne déjà à plein régime, avec ses traits d’esprit qui font rire, ses saillies distillées en loucedé, et les arrivées incessantes et improbables – plus c’est gros, mieux ça passe, résumeraient certains – de protagonistes qui complexifient toujours davantage la situation. Et c’est sur ce dernier point qu’Aurore Fattier imprime progressivement sa marque comme on préparerait le terrain. Tandis que Lucienne, Vatelin et Pontagnac ont, costumes, tailleur, talons et sac Vuitton faisant foi, l’allure bon chic bon genre des bourgeois qu’ils sont, et à laquelle tout un chacun s’attend, celles et ceux qui s’invitent peu à peu dans la danse sont plus hauts en couleur les uns que les autres. De Rédillon, l’autre prétendant de Lucienne, en petit haut léopard à Clotilde Pontagnac en motarde tout en vieux rose, de Maggy Soldignac, la maîtresse d’un soir de Vatelin, en crypto-adolescente so british défraîchie à Soldignac lui-même en mafioso rose bonbon, qui cherche à confondre son épouse pour mieux s’en débarrasser, toutes et tous font dire, par leur seule apparence et l’intensité de leur jeu, qui cherche la caractérisation à tous crins, que quelque chose est bel et bien en train de se tramer.
La bascule, Aurore Fattier l’opère au tournant du deuxième acte, lorsque le cabinet notarial bien sous tous rapports – avec son écran publicitaire sordide qui envoie des messages du style « La mort fait partie de la vie » – laisse place à l’hôtel Ultimus, où Pontagnac a conseillé à Vatelin de se rendre pour qu’il puisse faire son affaire avec Maggy et que son rival prouve de visu à Lucienne qu’elle peut bien tromper son mari puisque celui-ci lui est infidèle. De « la grande pièce confortablement meublée » voulue par Feydeau, la metteuse en scène a fait un lupanar où le jeune groom syphilitique qui en pince pour la prostituée Armandine, lovée dans de beaux draps en camaïeu de roses pétants, est aux ordres d’une tenancière digne des meilleurs shows drags. Ainsi immergé dans un univers queer et interlope, Feydeau ne perd, dans un premier temps, rien de sa superbe. Au contraire. Comme si, quelque part, elle avait aussi été imaginée pour cela, la pièce ouvre ses chakras, se décentre des seuls amours hétéronormés et sa collection de personnages, tous incarnés par des hommes ou des personnes trans, à l’exception notable de Lucienne, se métamorphose en une galerie plurielle où les bourgeois côtoient avec allégresse, et sans jamais trouver à rechigner, des créatures venues du monde de la nuit. Si l’usage de la vidéo qui, une nouvelle fois, permet de garder un oeil sur le hors-champ, de la salle de bains à l’accueil de l’hôtel, paraît souvent anecdotique – notamment car la disposition des écrans sur le plateau du Théâtre d’Hérouville ne les inscrit pas pleinement dans le champ de l’action, tant et si bien qu’on en vient à les négliger –, l’intrigue est suffisamment succulente pour se suffire à elle-même.
Las, au soir de la deuxième représentation donnée à la Comédie de Caen, l’impitoyable règle qui sous-tend le théâtre de Feydeau s’est appliquée : si l’on n’en respecte pas le rythme de haute précision, tout se dérègle et s’affadit. Porté par une jolie bande de très fortes personnalités scéniques, de Maxence Tual à Vanessa Fonte, en passant par Thomas Gonzalez, Marie-Noëlle, Claude Schmitz et Peggy Lee Cooper, le texte s’est peu à peu fait dévorer par leur engagement, comme si, à trop le faire leur, à trop plaquer leurs intentions de jeu, ils venaient à en maquiller, et donc à en enrayer, la mécanique, à jouer sur lui plutôt qu’avec lui. Déjà notable dans le deuxième acte, qui s’appauvrit à mesure qu’il avance, cette impression se concrétise dans la dernière partie, au coeur du fumoir de Rédillon, où tout, à l’image du décor, est à ce point déstructuré – y compris la langue articulée par une diction sans énergie – que la pièce perd une large partie de son sel. Ce qui, auparavant, apparaissait pleinement organique devient alors un tantinet artificiel, et les effets de mise en scène, nombreux, passent pour des effets de manche qui frôlent parfois le trop-plein, à l’image de ces immenses phallus en peluche qui entre par la porte et descende du plafond pour symboliser l’impuissance de Rédillon ou clouer au pilori le dindon Pontagnac. Gageons qu’il s’agit là des conséquences d’une fatigue passagère – liée au relâchement d’une deuxième représentation – et/ou d’un manque de rodage et de calage qui se règlera, au moins partiellement, avec le temps. Car, au vu des deux premiers tiers, il y a fort à parier que Feydeau est, comme Aurore Fattier l’a justement soupçonné, plus queer que ce que d’aucuns auraient pu penser.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Le Dindon
de Georges Feydeau
Mise en scène Aurore Fattier
Avec Thomas Gonzalez, Vanessa Fonte, Maxence Tual, Vincent Lecuyer, Tristan Glasel, Ivandros Serodios, Geoffroy Rondeau, Marie-Noëlle, Claude Schmitz, Peggy Lee Cooper et la participation de la classe préparatoire théâtre du Conservatoire et Orchestre de Caen
Assistanat, collaboration artistique Alyssa Tzavaras, Simon-Élie Galibert
Conseil dramaturgique Grégoire Strecker
Scénographie Marc Lainé, Stephan Zimmerli
Vidéo Vincent Pinckaers
Lumière Philippe Gladieux
Costumes Prunelle Rulens, assistée de Raoul Fernandez
Musique Maxence Vandevelde
Sculptures Ivandros Seriodos
Réalisation film Claude Schmitz d’après le film Glen or Glenda (1953) d’Ed Wood
Collaboration réalisation film Alyssa Tzavaras
Image Vincent PinckaersProduction Comédie de Caen ― CDN de Normandie
Coproduction Le Volcan ― Scène nationale du Havre, Comédie de Reims ― CDN, Les THEATRES – Gymnase-Bernardines ― Marseille, Comédie de Valence ― CDN, Théâtre de Liège et DC&J Création, Compagnie Solarium
Avec le soutien du Crédit d’Impôt Spectacle Vivant et du Tax Shelter du Gouvernement fédéral de Belgique et de Inver Tax ShelterDurée : 2h45
Comédie de Caen, CDN de Normandie
du 7 au 11 octobre 2025Le Volcan, Scène nationale du Havre
les 15 et 16 octobreThéâtre Gérard-Philipe, CDN de Saint-Denis
du 19 au 30 novembreCDN Orléans / Centre-Val de Loire
du 13 au 15 janvier 2026Friche La Belle de Mai, Marseille, dans le cadre de la programmation hors les murs du Théâtre du Gymnase
du 20 au 24 janvierLa Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
les 28 et 29 janvierComédie, CDN de Reims
du 24 au 26 marsThéâtre de Liège (Belgique)
du 8 au 11 avrilThéâtre de Namur (Belgique)
du 15 au 18 avril



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