Inspiré des lettres écrites par Antonin Artaud à son psychiatre, et d’une répression policière à Buenos Aires en 2013, Artaud de Sergio Boris est une sombre immersion dans un ancien hôpital psychiatrique. Une violente métaphore l’Argentine à la démesure cathartique.
À peine la scène sort-t-elle de l’obscurité qui l’enveloppe au départ, le sordide saute aux yeux du spectateur de Artaud de Sergio Boris. Dans un décor où différentes pièces cohabitent sans pour autant former un appartement, ni quoi que ce soit de tout à fait cohérent, des silhouettes s’agitent. L’une sort d’une petite cabine et râle : « Vas me chercher la bouteille blanche, sous la table ». C’est Rafael Solano, dans le rôle d’un certain César qui n’a rien d’impérial. Nous sommes, comprend-on bientôt, dans un ancien hôpital psychiatrique reconverti en parking qui vient de recevoir une visite policière musclée. Objectif : faire disparaître de la circulation les anciens patients toujours installés devant le bâtiment. Rescapé de l’offensive, Fabio (Diego Cremonesi) est rentré se faire un « shoot de frigo » – équivalent des électrochocs –, qui lui a déclenché une diarrhée dont César tente d’effacer les traces. Le « petit docteur » Nacho (Pablo de Nito) va rentrer, et la chose ne serait pas à son goût.
Comme dans Viejo, solo y puto, sa précédente création présentée en 2015 au Théâtre de la Commune, l’Argentin Sergio Boris s’intéresse aux marges. À partir d’un travail d’improvisation avec ses comédiens, il donne à voir le quotidien d’une petite communauté de paumés ou d’exclus. De fous ou prétendus comme tels. Il n’y a donc pas dans Artaud l’auteur du Théâtre et son double, mais tout au plus un personnage qui lui ressemble : Fabio, qui entretient avec Nacho – bien que n’étant plus officiellement docteur, celui-ci enfile sa blouse dès son retour au bercail – des rapports qui peuvent faire penser à ceux d’Antonin Artaud avec son psychiatre Gaston Ferdière, documentés par une correspondance publiée sous le titre de Nouveaux écrits de Rodez. Le mélange de dépendance, d’amour et d’amertume que manifeste Fabio envers Nacho suggère l’influence de Sergio Boris. Laquelle est davantage visible encore dans les corps que dans le texte de cet Artaud plein de cris et de sueur.
« Si, dans cette nouvelle pièce, la figure d’Artaud est présente, elle n’est pas le cœur de la construction narrative. Dans mon travail, la littérature ne domine pas le récit théâtral », explique en effet le metteur en scène dans l’interview qui figure sur la feuille de salle. Davantage que leurs paroles, ce sont en effet les gestes, les expressions des cinq comédiens qui dessinent les personnages de la pièce. On assiste donc à une construction à vue : à partir de presque rien, Fabio, Nacho, César, Moni (Verónica Schneck) et Madame Marta (Elvira Onetto) se forgent une identité qui n’est pas de tout repos. Car si tous sont déterminés par une attente dont eux-mêmes ne semblent pas bien saisir l’objet, les protagonistes d’Artaud ne cessent d’intervenir sur leurs partenaires, souvent avec violence, ainsi que sur l’espace de jeu qu’ils ne cessent de bouleverser. Sans chercher à reproduire le jeu d’Antonin Artaud, Sergio Boris et ses comédiens en reprennent des éléments. En déployant jusqu’à la démesure une esthétique du sale, du bas-ventre, ils semblent s’adonner à une sorte de rituel. Et tendent ainsi à leur manière vers le sacré.
Avec un minimum de mots, Sergio Boris réussit ainsi à multiplier les interprétations possibles. Parmi lesquelles, une métaphore de l’Argentine détruite par le péronisme. Avec les Nouveaux écrits de Rodez, un événement survenu en 2013 à Buenos Aires a en effet servi de point de départ au metteur en scène : la répression policière qui, en 2013, fit de nombreux blessés dans un hôpital psychiatrique. De par la folie latente de la pièce, mais aussi son humour noir, ses excès, on pense aussi au film Vol au-dessus d’un nid de coucous. Si cet Artaud argentin glace, il ouvre aussi de vastes perspectives.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Artaud
Mise en scène : Sergio Boris
Avec : Pablo De Nito, Federico Liss, Elvira Onetto, Verónica Schneck, Rafael Solano
Costumes : Magda Banach
Lumières : Matías Sendón
Scénographie et construction : Ariel Vaccaro
Création sonore : Carmen Baliero
Photographies : Ariel Feldman
Assistant à la mise en scène : Adrián Silver
Production : Maxime Seugé et Jonathan Zak
Assistante de production : Carolina André
Durée : 1h20Théâtre de la Commune (Aubervilliers)
Du 16 au 24 novembre 2019
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