2015. Comme de nombreuses personnes, je signe la pétition de soutien à Rob Lawrie, qui a tenté de sauver une petite fille de la jungle de Calais. On parle de délit de solidarité, les cas se multiplient, finalement Lawrie est condamné pour non-respect du code de la route. Comme beaucoup de mes concitoyens, je m’interroge, intimement, sur notre vivre-ensemble, sur les lois mal faites, qu’on n’a pas envie de respecter. Que s’est-il passé, à quel moment n’a-t-on pas bien regardé, quand l’Europe a-t-elle échoué à se construire, s’est-elle avérée incapable de respecter les droits humains qu’elle avait formulés ? Et si cela remontait à avant ?
En relisant Henry David Thoreau, le premier théoricien de la désobéissance civile, en compulsant les textes philosophiques ou journalistiques mettant en jeu cette question, je pense, au départ très intuitivement, aux films de Jacques Rivette et à Entre les deux il n’y a rien de Mathieu Riboulet. Et je me dis que oui, « ça commence toujours avant », que le texte Entre les deux il n’y a rien évoque les années 70 mais parle surtout tellement d’aujourd’hui, de ces époques bloquées où le monde vacille, se déplace sur son axe pour aller un peu plus vers la droite et où l’on meurt d’envie d’en découdre, et que le projet, littéraire, de Riboulet recoupe mon projet, lui, d’écriture de plateau. Au sens où, plus que jamais, il me semble nécessaire de parler du monde, de ses urgences, du politique, et de trouver une forme poétique et picturale pour en parler, de confronter la violence du réel d’aujourd’hui à une tentative physique et charnelle d’ « organiser un peu de pensée ». Le titre lui-même porte l’histoire du projet et ses glissements d’une interrogations sur la désobéissance aujourd’hui à une rêverie sur l’état du monde: Désobéir-Le monde était dans cet ordre-là quand nous l’avons trouvé.
Suite à No(s) révolution(s), j’ai eu l’envie de travailler sur une écriture forte et de radicaliser la tension entre l’oratorio, le travail sur la poétique du plateau et la musicalité de la langue, et les véritables situations de plateau. Je cherche ici le poétique, à savoir le frottement entre plusieurs formes, le décalage, du trouble dans la perception du spectateur, invité à circuler dans une matière esthétique et musicale, portée par le corps des acteurs, créant une forme d’onirisme et de lâcher-prise, contrastant avec des effets de réel soudain.
En collaboration avec Laure Bachelier-Mazon, dramaturge, nous avons ainsi composé la partition à partir de plusieurs matériaux textuels qui s’entrelacent au plateau :
• l’adaptation stricte du texte de Mathieu Riboulet. Le récit autofictionnel Entre les deux il n’y a rien est à la première personne, et nous avons choisi de le répartir entre trois voix – deux femmes, et un homme, Katell traitant du rapport entre l’écriture et l’histoire, Pearl d’un engagement politique où « le sexe n’est pas séparé du monde », Jean-Baptiste de l’éveil d’un jeune homme au désir des hommes comme au désir des événements. La répartition entre ces trois corps permet de recréer de l’intime à partir d’une langue très romanesque, très projetée. Des personnages, des histoires personnelles se dessinent et se créent entre l’écrivain, l’amoureuse politique, le jeune garçon. Chaque acteur porte la parole comme la sienne propre, personnelle et intime.En accord avec Mathieu Riboulet, nous avons pensé une adaptation qui ne passe pas par une réécriture mais par une transposition scénique et dramaturgique des enjeux : ne pas toucher à la langue de l’auteur mais opérer des coupes et des glissements qui puissent être éclairés par des situations scéniques concrètes et mettre en perspective l’urgence qui porte le texte en la confrontant à celle que nous oppose le présent. Nous avons aussi cherché à transposer la musicalité du texte par des boucles, des reprises des mêmes motifs, comme Mathieu Riboulet le pratique lui-même dans son travail.
• la reconstitution documentaire du procès de Rob Lawrie en 2015, qui avait tenté de sortir une petite fille afghane de la jungle de Calais et avait été condamné pour non-respect du code de la route. Cette partie s’est écrite en collaboration avec Lucile Abassade, avocate de Rob Lawrie, et à partir de matériaux documentaires (minutes du procès, articles de presse, le film 10e chambre de Raymond Depardon, qui a été une source d’inspiration directe pour le jeu et notamment pour le personnage de la juge, joué par Katell Daunis). Les acteurs y prennent en charge respectivement le prévenu, la juge et l’avocate. En préambule de cet aspect du travail, j’ai mené début 2016 un atelier avec les étudiants du master affaires publiques de l’IEP Paris autour de ce sujet.
• des situations d’improvisation autour de la désobéissance et de la communauté. Pour cela, nous avons puisé dans des sources très différentes- des films de Rivette qui traitent souvent d’une communauté secrète, des films étudiés par les philosophes Sandra Laugier et Stanley Cavell qui théorisent le lien entre (dés)obéissance civile et comédies du remariage, des situations de jeu où l’on fait ou non confiance à l’autre….
Ces trois axes entrent en dialogue par l’écriture du plateau proprement dite, dramaturgie de l’image et de la musique qui viennent ouvrir des points de passage entre le documentaire, l’écriture de Mathieu Riboulet et les improvisations. La mise en tension des formes se construit ici par le jeu des ruptures mais aussi par l’expérience d’une porosité.
Par dramaturgie de l’image, j’entends le travail sur le pictural, des tableaux, des réminiscences constituées par les corps des acteurs, la scénographie et le dispositif sonore qui composent une approche immersive de l’image. La scénographie ouvre la surface du tableau de Caspar David Friedrich La mer de glace et la série photographique des glaciers de Jacques Pugin aux acteurs/personnages qui investissent ce sol instable, le bousculent et le décalent. Couvert de draps qui peuvent être des lits comme des linceuls, l’espace se dévoile peu à peu, au cours du spectacle. L’imaginaire se poursuit par la transparence du pongé de soie – effets de focalisations et images imperceptibles. Le spectateur circule ainsi dans des réseaux d’images qui appartiennent à l’histoire politique, à l’histoire de l’art, à l’intime ; parfois, ces images sont des monstres constituées de différents détails. Ainsi, nous nous sommes inspirés pour créer ces images de photos appartenant à l’inconscient collectif- la découverte du corps d’Aldo Moro dans un coffre de voiture en 1978, la sidération des êtres face à des corps morts (inspirée notamment des photos de Letizia Battaglia) et d’autres images qui traitent du « vacillement » ressenti face à un corps vivant, de l’attraction sensuelle, tels certains détails de tableaux du Caravage, L’incrédulité de Saint Thomas, La décollation de Saint Jean-Baptiste. Au-delà de l’identification le travail n’est pas de créer l’allusion ou la référence immédiate, mais plutôt de susciter un état de corps et de cadrage qui soit beau, saisissant et crée chez le spectateur une sensation de déjà-vu mais inconsciente.
Par dramaturgie de la musique, j’entends le travail sur la matière sonore qui participe à la création des images et structure le traitement de la partition textuelle. Nombre des images sont portées par la musique de Purcell, d’ailleurs fréquemment citée par Mathieu Riboulet – la musique, Fantasy for the viols en particulier, accompagne l’image, parfois recouvre la parole afin de créer des effets de focus sur ce qui est montré plutôt que sur ce qui est dit, enveloppe le spectateur, est mise à distance ou localisée pour ouvrir des perspectives sonores en terme de perception. Dans l’adaptation même, j’ai découpé le texte de Mathieu Riboulet en créant des échos, des reprises, des refrains, comme en musique. J’y ai adjoint un travail d’improvisations afin de parvenir à une fluidité et à un rythme très rapide, en contrepoint. Dans le travail des acteurs sur la langue, nous travaillons sur le recouvrement- certaines scènes se jouent parallèlement en français et en anglais et les deux langues se confondent-, sur le décalage entre le registre concret et le registre élevé, et le travail sur les voix- dans certains passages, les acteurs parlent en même temps, avec une première et une deuxième voix qui s’alternent, l’une passant au premier plan puis disparaissant, l’autre travaillant sur un tapis sonore puis passant tout d’un coup en majeur.
Le spectacle s’ouvre sur le documentaire et sur l’aujourd’hui : les trois acteurs reconstituent le procès de Rob Lawrie dans une ambiance radicalement différente, qui n’est pas sans rappeler Depardon. Le procès est parfois interrompu de phrases que l’on retrouvera par la suite, notamment une même interrogation « à quoi ça tient », d’un texte d’Henry David Thoreau, premier théoricien de la désobéissance civile, sur l’opposition à l’Etat….
« Le monde était dans cet ordre là quand nous l’avons trouvé » dit Mathieu Riboulet. Et c’est avec ces mots que Katell, qui incarnait la juge, interrompt le procès pour s’adresser directement au public, et sort de la situation du tribunal pour venir évoquer les chronologies intimes et collectives – « qui bien sûr sont des fictions » et l’état du monde actuel, né d’« impayés de l’histoire », faisant remonter la violence actuelle à celle, non réglée, des années 70. La scénographie révèle sa géographie, celle d’un monde en (dé)construction.
Le spectacle se poursuit par des prises de parole de chacun des personnages, sous forme d’adresse au public, de confession, ou d’interview – le focus est sur l’un des trois, et les deux autres sont en quelque sorte les figurants de la fiction des autres. Les personnages portent les noms des acteurs et le spectacle s’inaugure par cette prise de parole très proche du réel, incarnée de façon très naturaliste, qui pourrait être la parole de chacun d’entre eux. Katell questionne l’héritage de l’histoire, Pearl sa rencontre charnelle à Rome avec un certain Massimo au moment exact où Aldo Moro est abattu par les Brigades Rouges, Jean-Baptiste évoque un voyage en Pologne avec ses parents et sa rencontre avec Martin. Sous forme d’adresse, de confession ou d’interview, on entre dans l’univers mental de chacun. En arrière-plan, se reconstitue un inconscient collectif.
Puis, les trois acteurs/personnages vont raconter leur rencontre, l’espace d’une nuit au-dessus de Turin, dans une maison où ils trouvent refuge hors d’un monde qui ne leur convient plus. Ils évoquent ce souvenir puis le revivent, et incarnent en acte ce que pourrait être cette communauté de désobéissants où l’on établit des principes, les enfreint, où les réseaux d’alliance changent. On s’interroge sur ce « nous » qu’on voudrait créer hors de l’état pour inventer peut être paradoxalement ensemble un état plus juste.A intervalles réguliers, revient un motif « on joue ? », donnant lieu à différents types de jeu, sur les dates, les prénoms, sur des jeux dont on a oublié les règles. On rêve à s’aimer, à inventer autre chose, à construire… « Que faire de tous ces mots, où vivre, comment s’aimer ? »
Note d’intention d’Anne Monfort
Désobéir
Le monde était dans cet état quand nous l’avons trouvé
Conception et mise en scène Anne Monfort
Ecriture de plateau à partir d’Entre les deux il n’y a rien de Mathieu Riboulet
Dramaturgie Laure Bachelier-Mazon
Avec Katell Daunis, Pearl Manifold, Jean-Baptiste Verquin
Scénographie Clémence Kazémi
Lumières et régie générale Cécile Robin
Création sonore Julien Lafosse
Remerciements Lucile Abassade – avocate et Rob Lawrie
Production en cours Day-for-Night
Coproduction CDN Besançon – Franche-Comté, DSN – Scène nationale de Dieppe, le Colombier-Bagnolet
Avec le soutien du Théâtre Paul Eluard – Scène conventionnée de Choisy-le-Roi, et le Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN
La Cie Day-for-Night est soutenue dans ses projets par la Région Bourgogne-Franche-Comté, le département du Doubs et conventionnée par la DRAC Bourgogne-Franche-Comté.Théâtre de Belleville
DU DIMANCHE 2 AU MARDI 18 DÉCEMBRE 2018
Le lundi et mardi à 19h15, le dimanche à 20h30
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