Metteuse en scène de la compagnie Le Festin, Anne-Laure Liégeois monte un triptyque grinçant sur le monde de l’entreprise et son évolution. Il a été créé au Volcan au Havre avant une grande tournée.
Si Anne-Laure Liégeois n’a de cesse d’aller autant vers les textes classiques que contemporains, la metteuse en scène a un tropisme certain pour les problématiques liées au travail. Rappelons, en effet, qu’elle a déjà monté par deux fois L’Augmentation de Georges Pérec (en 1995 puis à nouveau en 2007, avec une distribution renouvelée) et une fois Débrayage de Rémi de Vos (en 2009). Par ailleurs, comme elle l’explique dans le dossier de presse de sa nouvelle création L’Entreprise, elle prépare l’adaptation au plateau Des châteaux qui brûlent d’Arno Bertina (éditions Verticales), roman narrant la séquestration d’un secrétaire d’État par des salariés d’un abattoir.
Mais avec L’Entreprise, Anne-Laure Liégeois fait plus que reprendre des mises en scène précédentes ayant largement tournées à l’époque de leur création. En réunissant le texte de Georges Pérec écrit en 1968 et celui de Rémi de Vos écrit en 1995, et en leur adjoignant un troisième texte, fruit d’une commande à l’auteur Jacques Jouet (Le Marché), L’Entreprise offre une mise en perspective du monde du travail et de ses travers. Derrière cet intitulé laconique au singulier, ce sont trois regards particuliers sur l’entreprise, portés par des langues, des situations, des périodes historiques, des atmosphères propres et des points de vue multiples. Et quoique tous trois dominés par un goût commun pour la satire et joués à un rythme très enlevé, ces pièces n’en énoncent pas moins une évolution dans la manière de raconter le monde de l’entreprise.
Interprété par un brillant trio de comédiens (Anne Girouard, Olivier Dutilloy, Jérôme Bidaux) pour Le Marché et Débrayage / L’Intérimaire ; et par le duo Anne Girouard et Olivier Dutilloy pour L’Augmentation (déjà interprètes de la version de 2007), l’ensemble se déplie de manière anté-chronologique. C’est, donc, Le Marché qui ouvre le spectacle et L’Augmentation qui le clôt, dans un espace à chaque fois réinventé avec peu d’artifices. Pour ce premier texte contemporain, Anne-Laure Liégeois a sollicité Jacques Jouet. Le poète, auteur et artiste plasticien, membre de l’Oulipo (Ouvroir de Littérature Potentielle) et participant à l’émission Les Papoux dans la tête (France culture) a écrit dix-sept textes. Parmi ceux-ci, Liégeois en a choisi neuf. Ces brèves séquences, les personnages aux allures de managers et autres cadres dynamiques les interprètent à un rythme haletant. Allant d’un espace lounge sobrement meublé à une scène symbolisée par un cercle au sol, le trio enchaîne les adresses aux spectateurs. Dans leurs harangues, ces figures en costumes mais au style décontracté et à l’aisance orale déroulent des discours et autres novlangues managériales contaminées par les anglicismes. Au cynisme de leurs paroles masquées derrière des formules convenues, à leur jeu en tension, reprenant les postures et codes du coaching, répond l’agressivité volontairement vulgaire des couleurs de la scénographie (rouge pour l’espace lounge et le cercle au sol, bleu pour les lumières). Éminemment grinçant, voire crispant par son cynisme revendiqué, Le Marché se clôt sur une séquence plus ambiguë, où un seul personnage, loin du cercle symbolisant la scène, énumère mille et une résistances possibles, de la plus triviale à la plus absurde.
Dans Débrayage / L’Intérimaire, ce sont des textes de l’auteur dramatique Rémi de Vos qui se succèdent. Dans un espace plus resserré mais toujours aussi sommairement meublé – trois chaises, un distributeur d’eau décoré d’un petit sapin de Noël et deux portes permettant les entrées et sorties des comédiens – le trio d’acteurs enchaîne les séquences. Au fil de ce théâtre de situations, les personnages volontairement ringards par leurs costumes – évoquant les 90’s de manière outrée –, caricaturaux par leur jeu, déroulent des moments de domination et d’humiliation au travail toujours taraudés par le grotesque : deux hommes postulant à un travail misérable dans un parc d’attractions, une chef tatillonne sur les horaires de départ et d’arrivée de ses subalternes, un intérimaire manipulateur, pervers et assez inquiétant, etc. Revient, lancinante entre les saynètes, la chanson Ça ira mieux demain d’Annie Cordy, piètre mantra auquel il est bien certain qu’aucun des personnages ne croit réellement.
Enfin, dans L’Augmentation, Anne Girouard et Olivier Dutilloy portent le texte aussi répétitif qu’évolutif de Georges Pérec. Dans cet exercice de style, l’auteur Oulipien combine les divers sens du terme : soit demander une augmentation de salaire à son supérieur ; multiplier les séries d’arguments pour convaincre (l’augmentation étant dans ce sens une figure de rhétorique) ; et l’augmentation entendue comme dans les casse-tête, où la résolution nécessite des mouvements de plus en plus complexes. Dans un espace aux tonalités neutres et encore plus réduit, au plus proche des spectateurs – leur table et fauteuils étant situés à l’avant-scène, le duo se tient face au public les mains posées à plat sur le bureau –, ils envisagent méthodiquement les possibilités d’une demande d’augmentation à un chef de service. Tandis que le texte va progressivement se complexifier, les péripéties et événements eux-mêmes ne vont cesser de croître, contaminant le protocole de la requête. Ce qui était initialement bien réglé s’enraye progressivement et le duo se laisse aller à des excès en tout genre.
Prenant le parti du comique, de la farce amère à la franche satire, la mise en scène n’hésite pas à trop forcer le trait, quitte à manquer parfois de subtilité – en ayant recours notamment à un humour un brin graveleux inutile. Néanmoins, et outre le travail notable d’interprétation des comédiens, l’intérêt de L’Entreprise est bien là : celui de mettre en jeu avec un goût assumé (et contagieux) pour le théâtre certaines évolutions liées au monde de l’entreprise et du travail. Avec le rétrécissement de l’espace scénographique, ce sont les différentes focales choisies par les trois auteurs qui s’expriment. Mais il se dit également là comment entre Pérec en 1968 et Jouet en 2019 l’on assiste à la disparition de l’ouvrier, du petit salarié – et de sa parole, devenue inaudible. Ainsi que la manière dont, aujourd’hui la violence des discours managériaux s’exerce bien au-delà du seul espace restreint du travail, infusant, au contraire, tous les espaces de nos vies.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Entreprise
DÉCLINAISON EN 3 PIÈCES D’ENTREPRISE
JACQUES JOUET LE MARCHÉ (2020)
RÉMI DE VOS L’INTÉRIMAIRE (1995)
GEORGES PEREC L’AUGMENTATION (1968)
Mise en scène Anne-Laure Liégeois
Avec Jérôme Bidaux, Olivier Dutilloy, Anne Girouard
Collaboration à la scénographie Anne-Laure Jullian de la Fuente, François Corbal
Création lumière Guillaume Tesson
Costumes Séverine Thiébault
Vidéo des intermèdes Grégory Hiétin
Assistanat à la mise en scène Camille Kolski
Régie lumière et régie son Patrice Lechevallier
Régie plateau Astrid Rossignol
Administration, diffusion Mathilde Priolet
Chargée de production Marguerite de Hillerin
Production Le Festin – Compagnie Anne-Laure Liégeois
Coproductions
Le Volcan – Scène nationale du Havre / Le Cratère – Scène nationale d’Alès / Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production / Théâtre de l’Union – CDN du Limousin / Théâtre 71 – scène nationale de Malakoff/ Les Trois T – Scène conventionnée de Châtellerault.
Le texte “L’Augmentation” de Georges Perec est publié aux éditions Hachette Littérature.
Le texte “L’Intérimaire” est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.Durée du spectacle : Le Marché (30 minutes), Débrayage / L’Intérimaire (70 minutes), L’Augmentation (60 minutes)
Du 07 janv. 2020 au 10 janv. 2020 – Le Volcan – Le Havre
Du 14 janv. 2020 au 16 janv. 2020 – Théâtre de l’Union – Limoges
le 25 janv. 2020 – Les Trois T – Scène conventionnée de Châtellerault – Châtellerault
Du 28 janv. 2020 au 01 févr. 2020 – TDB – Théâtre Dijon Bourgogne – Dijon
Du 04 févr. 2020 au 06 févr. 2020 – Maison de la Culture d’Amiens – Amiens
Le 11 févr. 2020 et 12 févr. 2020 – Le Théâtre – Scène nationale de Saint Nazaire – Saint Nazaire
le 29 févr. 2020 – Scène nationale de l’Essonne, Agora-Desnos
Du 04 mars 2020 au 07 mars 2020 – Le Cratère – Alès
Du 18 mars 2020 au 26 mars 2020 – Théâtre 71 – Malakoff
le 31 mars 2020 – Le Manège Maubeuge Scène nationale transfrontalière – Maubeuge
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