Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Anne Kessler et Guy Zilberstein s’inspirent de L’Enfant multiple d’Andrée Chedid, transformé en matière première d’une émission de radio fictive. Par ce procédé, ils esquissent une réflexion sur le positionnement de l’artiste face au réel, ce qui amenuit la portée poétique de l’œuvre.
Le lien entre le théâtre et la radio n’est plus à construire. Qu’il s’agisse de théâtre radiodiffusé, de théâtre radiophonique ou de simple procédé scénographique, les ondes, les micros et la scène se répondent souvent en écho l’un de l’autre ou comme outils au plateau. Dans Omar-Jo, son manège à lui, Anne Kessler, qui quittera la troupe de la Comédie-Française à la fin de l’année, s’entoure de son compagnon de longue date Guy Zilberstein, qui signe le texte, et nous plonge dans un studio d’enregistrement. Un procédé qu’elle avait déjà utilisé dans sa mise en scène de Trois hommes dans un salon, une adaptation issue de l’entretien radiophonique qui rassemblait Georges Brassens, Jacques Brel et Léo Ferré autour d’un même micro en janvier 1969.
Cette fois, entre les murs matelassés d’un studio, une équipe composée d’une productrice, d’un ingénieur du son et d’un comédien chargé de la narration s’affaire à l’enregistrement du cinquième épisode d’une série de podcasts intitulé Enfants de la guerre. Après s’être penchés sur les conflits au Vietnam, au Biafra, au Rwanda, en Tchétchénie et en Ukraine, ils s’intéressent désormais à l’œuvre d’Andrée Chedid qui, à travers son roman L’Enfant multiple paru en 1989, raconte l’histoire d’Omar-Jo, un jeune gavroche farceur et débrouillard victime d’un attentat à Beyrouth pendant la guerre qui secoua le Liban de 1975 à 1990, coûta la vie à ses parents et lui mutila le bras. Se réfugiant chez des cousins installés en France, l’enfant fait la rencontre à Paris de Maxime, un forain bourru et désabusé, propriétaire d’un vieux manège abimé. Le contact du jeune galopin va ranimer le vieil homme et insuffler de nouveau la magie nécessaire pour faire tourner le manège.
Jouant sur l’ambiguïté qui fait se demander au spectateur s’il est en train d’assister ou non à un réel enregistrement, des extraits du roman alternent, lors des différentes prises, avec les réflexions des protagonistes face à l’œuvre. Tous se questionnent sur la nécessité de la véracité du récit face au réel et sur le pouvoir de la poésie pour évoquer l’horreur. Car c’est bien ce que permet l’utilisation du processus radiophonique, dans un geste scénographique qui tend à la facilité : il donne l’occasion de mettre à distance le protagoniste avec le récit qu’il porte, selon que le micro est allumé ou non.
C’est ici que réside peut-être la limite de l’exercice. Si le procédé est censé faire appel à l’imaginaire en évoquant davantage qu’en montrant, en nous faisant voyager d’abord par l’ouïe, en jouant sur la proximité ou non des différents micros installés dans le studio, ou en faisant parfois intervenir des bruitages, la place que prend le paratexte tend davantage à l’exercice d’analyse littéraire qu’au voyage sensoriel. Et ni les quelques accords de guitare esquissés, accompagnés de percussions, ni les éléments visuels générés par intelligence artificielle et vidéoprojetés, censés être les prolongements mentaux que les personnages ont de la situation, ne suffisent à nous faire sortir du studio d’enregistrement.
En mettant autant à distance l’œuvre originale et en l’encombrant de réflexions élimées sur le pouvoir transcendantal de l’évocation, la proposition la contourne et l’affaiblit. Elle amenuise la puissance poétique du conte universel imaginé par Andrée Chedid, qui porte en lui-même toute la force de sa propre évocation, et dont la justesse réside justement dans la limpidité de sa parabole.
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
Omar-Jo, son manège à lui
de Guy Zilberstein
d’après L’Enfant multiple d’Andrée Chedid
Mise en scène Anne Kessler
Avec Claire de La Rüe du Can, Dominique Parent, Baptiste Chabauty, et, dans les séquences filmées, Sefa Yeboah Sugar, Sacha Bouana-Thomas
Dramaturgie Guy Zilberstein
Scénographie Anne Kessler, Guy Zilberstein
Costumes Bernadette Villard
Lumières et vidéo Yves Angelo
Images photographiques Pierre Achach
Assistanat à la scénographie Adèle ColléL’Enfant multiple d’Andrée Chedid est publié par les Éditions Flammarion.
Durée : 1h
Studio-Théâtre de la Comédie-Française, Paris
du 21 septembre au 3 novembre 2024
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