L’Opéra de Lille ouvre une saison résolument placée sous le signe de la modernité musicale avec l’adaptation méconnue du célèbre roman de Boris Vian, L’Écume des jours, par le compositeur Edison Denisov dans une production étonnante et stimulante.
À la lecture de la brochure de saison 2025-2026, une chose est sûre : Barbara Eckle, la nouvelle directrice de l’Opéra de Lille (qui succède à Caroline Sonrier), a misé sur un changement drastique de répertoire. Le baroque comme l’opéra italien et français autrefois largement représentés laissent désormais la place à une majorité d’œuvres du XXe siècle comme Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók, autour duquel aura prochainement lieu un projet d’opéra immersif et itinérant, L’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček, ou encore Les Enfants terribles de Phillip Glass. En ouverture de saison et de mandat, L’Écume des jours de Edison Denisov – créé à l’Opéra-Comique en 1986 et quasiment jamais repris depuis, à l’exception d’une production notable à Stuttgart en 2012 – se réinvente sur scène et déploie, dans une nouvelle production, sa douce fantaisie comme son désenchantement profond.
Si le roman commence dans l’inconséquence et l’allégresse pour progresser vers une issue fatale, la mort de son héroïne se présente comme le tableau augural d’une représentation qui, au moyen d’un prologue théâtral ajouté, fait découvrir Chloé, en couple avec une femme, dans un appartement communautaire, incurablement malade au point d’avoir envisagé le recours au suicide médicalement assisté. À l’heure de la dernière cigarette, de la dernière étreinte, le récit de L’Écume des jours dans lequel elle occupe le premier rôle au côté de Colin, un jeune homme idéaliste dont elle tombe amoureuse, lui est narré par sa compagne (l’actrice ultrasensible Małgorzata Gorol) comme un antidote à l’imminence de sa mort. Mort à laquelle un vaporeux nénuphar rougeoyant donne une matérialité à la fois poétique et vampirique.
La mise en scène de Anna Smolar et les vidéos de Natan Berkowicz citent volontiers les années d’après-guerre de Vian et Denisov, comme elles confèrent une modernité esthétique au propos renouvelé. Le geste se centre davantage sur le dévoilement de l’intimité de ses personnages que sur l’illustration a priori impossible de son univers imaginaire farfelu. Alors, le surréalisme du livre prend l’attrait d’une sorte de réalisme magique. Ses situations se placent au centre d’une terne architecture brutaliste, sur une piste givrée et immaculée, où les nombreuses figures représentées glissent, chavirent, s’écroulent. La danse et la prestidigitation ménagent de réjouissants moments de fête et de fantaisie, mais l’ensemble se teinte d’un crépuscule inquiétant. La mort rôde, parfois de manière glaçante, chirurgicale, parfois de façon plus distanciée. Le chanteur Maurel Endong campe un génial prophète vêtu d’un slip et de bottines en paillettes argentées, évoquant le gogo-dancer dans la performance éphémère de Felix Gonzalez-Torres qui incarne la brièveté et l’intensité de la vie, antidote à la disparition des personnes décimées par l’épidémie du Sida.
Né en Sibérie, le compositeur Edison Denisov a grandi en URSS. Il a été l’élève de Chostakovitch dont il a retenu le goût bien prononcé pour une musique anticonservatrice. Installé à Paris, il fréquente les clubs de Saint-Germain-des-Prés et devient amateur de jazz, comme Boris Vian, bien sûr. Le romancier et trompettiste a donné à son personnage féminin le nom d’un standard adapté par Duke Ellington. S’emparer de la trame narrative du livre, c’est pour Denisov faire le choix de suivre en toute liberté une écriture musicale polystylistique dans laquelle musique savante dodécaphoniste et airs populaires font bon ménage. Clavecin baroque, cloches orthodoxes, chants liturgiques, accord wagnérien, guitares électriques, saxophone et percussions diverses forment en fosse un ensemble qui dépasse le simple collage et offrent une gamme de textures et couleurs qui se laissent bien mettre en valeur par les musiciens et leur chef, Bassem Akiki.
La distribution est jeune et de très bonne tenue. En dépit d’une écriture vocale quelque peu monolithique et ardue, qui contraste avec l’expressivité foisonnante de l’orchestre, les détenteurs de chaque rôle parviennent à faire véritablement exister leurs personnages. En tête, Cameron Becker, qui joue Colin, a l’allure d’un séduisant dandy. Il réalise une formidable performance d’où émanent beaucoup de fraîcheur vocale et d’engagement scénique. À ses côtés, Josefin Feiler fait une Chloé qui se consume entre innocence et gravité. Katia Ledoux (Alise), Elmar Gilbertsson (Chick) et Edwin Crossley-Mercer (Nicolas) sont remarquables dans leurs apparitions plus brèves. L’ensemble des solistes et les membres du Chœur de l’Opéra de Lille concourent tous à insuffler ce qu’il faut d’âme et de passion à l’histoire douloureuse racontée par le livret. Car, comme le chante Colin : « Que la vie serait triste si l’on ne pouvait pas chanter ! ».
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
L’Écume des jours
de Edison Denisov
Livret du compositeur d’après le roman de Boris Vian
Direction musicale Bassem Akiki
Mise en scène Anna Smolar
Avec Josefin Feiler, Cameron Becker, Katia Ledoux, Elmar Gilbertsson, Edwin Crossley-Mercer, Natasha Te Rupe Wilson, Robin Neck, Maurel Endong, Matthieu Lécroart, Małgorzata Gorol, Madeleine Penet-Avez en alternance avec Violette Picot, Yohann Baran, Camerone Bida, Clara Brunet, Florie Laroche, Rémy Berthier
Orchestre National de Lille
Chœur de l’Opéra de Lille
Décors Anna Met
Costumes Julia Kornacka
Lumières Felice Ross
Chorégraphie Paweł Sakowicz
Vidéo Natan Berkowicz
Cheffe de chœur Virginie Déjos
Chefs de chant Nicolas Chesneau, Flore Merlin
Préparation des enfants solistes Pascale Diéval-Wils
Effets magiques Rémy Berthier
Assistante à la mise en scène Kapitolina Tsvetkova
Dramaturgie Miron HakenbeckProduction Opéra de Lille
Durée : 2h50 (entracte compris)
Opéra de Lille
du 5 au 15 novembre 2025


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