Malgré la présence magnétique et singulière de son concepteur et interprète, Analphabet d’Alberto Cortés effleure, plus qu’elle ne la prend à bras-le-corps, la question de la violence machiste et des blessures causées par certaines relations entre hommes.
Alors que le plateau du Théâtre de la Bastille est encore plongé dans une pénombre profonde, quelques notes de violon retentissent. À l’archer, se tient Luz Prado, une amie fidèle d’Alberto Cortés, qui paraît lui ouvrir une voie musicale pavée d’intentions pures et ô combien romantiques. Las, au bout de quelques secondes, l’air joliment exécuté commence, par à-coups successifs et de plus en plus répétés, à se distordre, à s’amplifier, à sonner faux, jusqu’à devenir insupportable pour les oreilles de n’importe quel quidam. La musicienne ne joue pas volontairement à côté de la partition, mais fait subir à son instrument complice une sorte de traitement de choc : tandis qu’il aurait pu répandre l’amour et la suavité autour de lui, elle appuie à tel point sur ses cordes qu’il en vient à monter dans les tours et à crisser de douleur. Preuve, d’entrée de jeu, et s’il en fallait une, qu’entre la sérénade passionnée et la violence destructrice, tout est question de dosage, et qu’il n’y a, parfois, qu’un bien modeste pas que d’aucuns n’hésitent pas à franchir, y compris dans les relations gay – et non queer, la nuance est importante – où certains réflexes patriarcaux ont la vie dure. Et c’est là, dans cet exact entre-deux, qu’Analphabet d’Alberto Cortés entend s’inscrire, au travers de ce « un fantôme romantique et soumis / à tendance bdsm » qui vient rendre visite à un couple sur une plage, « à deux qui se sont aimés / et qui maintenant se font du mal ».
Pendant que son corps à demi nu se laisse peu à peu découvrir par les belles lumières de Benito Jiménez, le performeur andalou, qui présente pour la première fois son travail en France, met progressivement en branle sa poétique textuelle, qui penche plutôt du côté de l’ultra sensible que de l’intellect, comme en témoigne cet aveu prononcé sans rougir : « l’Université coûte cher / et je suis un fantôme pauvre / qu’êtes-vous venus apprendre / ce soir au théâtre ? / pourquoi êtes-vous venus réellement ? / vous voulez savoir / ce qui brise le mât, c’est ça ? / ce qui brise le mât on ne le sait pas ». Alternant passages lyriques – y compris inspirés du parfois pompeux, mais souvent sublime, romantisme allemand – et fragments populaires, sorties tragiques et brisures comiques – « je sais trois choses : / que le sang a besoin d’un corps / qu’après une nuit de bonheur / vient un matin de pleurs / et que Noël au balcon Pâques au tison » –, Alberto Cortés mêle de plus en plus franchement le geste à la parole, ou la parole au geste, et il devient difficile de dire lequel des deux tient réellement les commandes, tant le corps et la langue apparaissent intrinsèquement liés, tels des moteurs consubstantiels l’un de l’autre. À lui seul, l’artiste réussit alors à incarner la notion de fluidité avec une aisance et une intensité peu communes. Présent et évanescent, désirant et apeuré, séducteur et craintif, lucide et aveugle, le performeur est tout cela à la fois, et surtout en même temps, dans une concomitance aussi déstabilisante que magnétique, où il ne cesse de chercher, et de trouver, le public du regard, pour mieux tenter de l’emporter dans cette danse spectrale où le langage non-verbal se fait parfois plus signifiant que les mots prononcés.
Reste que cette fluidité a le revers de son caractère liquide et ne laisse, volontairement, que bien peu de prises auxquelles s’arrimer pour essayer d’aller au-delà de l’impressionnisme dans lequel Alberto Cortés paraît se complaire et où il semble vouloir circonscrire celles et ceux qui lui font face. À l’image du bien nommé Analphabet qui la porte, sa poétique, à la longue, se révèle spectrale, bien peu préhensile et, surtout, à force d’auto-saboter toute tentative d’échafaudage intellectuel, assez superficielle. Si, au-delà de la qualité de la langue déployée – dont la finesse doit encore davantage résonner aux oreilles d’un public hispanophone –, quelques fulgurances émergent çà et là, de celles capables d’ouvrir et d’explorer des questions souvent laissées de côté par la société hétéro-centrée, comme la domination toxique à l’oeuvre dans certaines relations entre hommes – « ne crois pas que je sois / de ceux qui se contenteraient de toi, me dit-il / mais moi je croyais déjà tout, / mon colonel » –, les blessures physiques ou morales infligées – « je l’épouserais s’il ne me maltraitait pas / s’il ne me maltraitait pas, je l’épouserais ! » ; « moi, j’aime qu’on me fasse mal, bébé / mais pas comme tu le faisais toi » – ou l’auto-destruction causée par les espoirs éphémères d’un soir – « tu viens toujours la nuit / tu prends toute la place / tu fais de mon esprit gravats / et le lendemain matin, / je range, je déplace » –, Alberto Cortés reste largement campé au seuil de ces sujets, plaçant sa performance avant toute tentative de réflexivité. Un écueil d’autant plus dommageable qu’il minimise le pouvoir potentiellement cathartique d’une pièce-poème qui pourrait agir en miroir pour des individus-spectateurs parfois bien isolés, et esseulés, face aux tourments largement invisibilisés auxquels, dans leur vie comme dans leur chair, ils doivent faire face.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Analphabet
Conception, dramaturgie, mise en scène, texte et interprétation Alberto Cortés
Violon et conversations Luz Prado
Création lumière Benito Jiménez
Régie lumière Benito Jiménez
Son Oscar Villegas
Traduction française et surtitrage Marion Cousin
Coordination technique Cristina Bolívar
Enregistrement piano César Barco
Scénographie Víctor Colmenero
Costumes Gloria Trenado
Regard extérieur Mónica Valenciano
Photographie Alejandra Amere, Clementina Gades
Vidéo Johann Pérez VieraProduction El Mandaíto Producciones SL
Coproduction TNT Terrasa Noves Tendències, Centre culturel Conde Duque (Madrid), FITEI – Festival International de Théâtre d’Expression Ibérique (Porto), Centre de les Arts Lliures de la Fondation Joan Brossa (Barcelone), Festival de Théâtre Ibéro-Américain de Cadix
Soutiens Azala, Graner, Goethe-Institut Madrid, Escena patrimonio, Festival de otoño de Madrid, Programme de résidence artistique de l’Agence andalouse des institutions culturelles, Mairie de La RinconadaDurée : 1h05
Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 12 au 19 décembre 2025


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