Une metteure en scène peu connue sur nos scènes, Ambre Kahan, y fait irruption avec une production ambitieuse : une adaptation de L’Art de la joie, chef d’œuvre posthume de Goliarda Sapienza dont l’héroïne amorale et transgressive nous fait traverser l’Histoire de la Sicile au XXème siècle. Trop fidèle au roman pour affirmer un caractère propre, la pièce peine à en traduire la puissance.
Ce ne sera pas la première fois que la personnalité et l’œuvre de Goliarda Sapienza (1924-1996), en particulier son Art de la joie qu’elle considère comme son grand œuvre mais qu’elle ne voit pas publié de son vivant, suscite des passions surprenantes par leur durée autant que par leur forme. Lorsque Ambre Kahan, comédienne formée d’abord à la musique – elle débute sur les planches avec Anatoli Vassiliev, puis joue auprès de Thomas Jolly, Éric Lacascade ou encore Simon Delétang – arrive cette saison avec un Art de la joie porté par une distribution de douze comédiens et deux musiciens, elle n’a monté qu’une production de grande ampleur, Ivres d’Ivan Viripaev, que le Covid a empêché de mener l’existence qui lui était promise. Son geste audacieux, qu’elle explique par la déflagration qu’a provoqué en elle la lecture du roman, rejoint l’ardeur de bien des personnes pour donner à découvrir l’importance de Goliarda Sapienza, très visible à l’approche du centenaire de sa mort en 2024, marqué par la publication d’un recueil de nouvelles inédites et par la sortie d’un reportage sur Arte, Désir et rébellion, L’Art de la joie.
Le dernier compagnon de l’écrivaine, Angelo Maria Pellegrino, est de ces inconditionnels. Sans lui, Modesta, l’héroïne du roman de Goliarda, serait demeurée aussi inconnue que cette dernière. Sans son acharnement, l’œuvre de l’écrivaine italienne n’aurait pas croisé le chemin d’un autre de ses grands défenseurs, Frédéric Martin, directeur des éditions Le Tripode engagées dans la publication de l’œuvre complète de l’autrice. En emboitant le pas à ces fervents admirateurs, Ambre Kahan prenait le risque de ne pas être à la hauteur, ou de trahir. La durée du spectacle créé à La Comédie de Valence, avant de partir en tournée, donne déjà un indice sur la manière dont la metteure en scène a choisi d’aborder le texte révélé en France en 2005 par sa publication chez Viviane Hamy, dont Frédéric Martin était alors employé. Avec ses 5h30 de spectacle, consacrés seulement aux deux premières parties du livre – plus de 600 pages tout de même, au Tripode –, elle laisse deviner une approche plutôt complète des aventures de Modesta, souvent confondue par erreur avec Goliarda, qui après le purement autobiographique Fil de midi (réédité au Tripode en septembre 2022) s’est consacrée pendant sept ans à l’immense fiction qu’est L’Art de la joie, transgressif dans son portrait d’une femme née en 1900 et prête à tout pour conquérir sa liberté.
L’entrée en scène de Noémie Gantier, que l’on a notamment pu voir souvent chez Julien Gosselin, confirme cette hypothèse de la fidélité. On peut même voir une forme de révérence dans la manière dont la comédienne rejoint un pupitre de conférence installé en bord de plateau pour se saisir de l’imposant livre et en prononcer lentement de sa voix veloutée les premières phrases. À cette narration que l’actrice adresse au public de manière directe, cherchant à atteindre l’intimité que créée Goliarda Sapienza avec sa protagoniste, se joint d’emblée un autre régime de récit, le tableau vivant. Tandis que Noémie Gantier enjoint son spectateur à voir la Modesta qu’elle incarne « à quatre, cinq ans traînant un bout de bois immense sur un terrain boueux » dans la misère de son domicile familial, deux silhouettes s’avancent lentement dans la pénombre de la scène où se dressent une série d’arches de tailles différentes qui serviront de cadres aux décors que les comédiens feront naître sous nos yeux au fil de l’évolution mouvementée de l’héroïne. Seul le récit que poursuit l’actrice nous permet de reconnaître dans ces deux corps recouverts de guenilles, tricotant toutes les deux derrière une table, la mère et la sœur handicapée de Modesta. Leur existence dans la pièce est aussi brève que dans le roman : après qu’un homme se faisant passer pour le père de famille ait violé Modesta, celle-ci met le feu dans les toilettes où sont enfermées les deux femmes. Chapitre clos. Voilà la jeune fille dans un couvent, où une certaine Mère Léonora devient la nouvelle figure majeure mais tout aussi provisoire que les précédentes et que les suivantes.
En faisant exister la plupart des personnages qui peuplent L’Art de la joie, Ambre Kahan et ses comédiens accordent au monde entourant Modesta une place qui empêche cette dernière de s’épanouir dans toute sa complexité. Le ballet des bonnes soeurs remplace si rapidement l’arrière-plan composé plus tôt par la mère et la fille que le double crime de Modesta manque de temps pour exister et donc imprégner la suite du récit, faite d’autres crimes dont le motif est toujours le même : le refus de toute autorité, de toute injustice. Le meurtre de Mère Léonora, puis le décès de princesse Gaïa chez qui va ensuite vivre Modesta, de même que ses amours pour des hommes autant que pour des femmes ou encore ses aventures politiques et intellectuelles se succèdent ainsi à un rythme soutenu sans réussir à vraiment se superposer les uns autres. La plupart des acteurs ont beau jouer plusieurs personnages d’une partie à l’autre du spectacle, et Noémie Gantier tenter de trouver un ton différent pour chaque phase de la vie de son personnage rebelle, il y a dans ce spectacle un côté « fresque » qui a tendance à recouvrir les espaces, les vides où le récit prend toute sa force.
L’absence de remords de Modesta, par exemple, et sa soif de toutes les formes de vie, apparaissent affaiblies par tous les gestes nécessaires aux comédiens pour camper l’atmosphère de chaque passage du roman. En ajoutant à cette fabrique de l’image en direct quelques éléments très brechtiens, telles les interventions d’un·e certain·e Giùfa aussi prolixes en commentaires absurdes qu’en discours pédagogiques sur l’Italie de l’époque, Ambre Kahan comble encore les interstices à l’intérieur desquels sa Modesta d’aujourd’hui aurait pu chercher à rejoindre le scandale que représentait la Modesta d’hier dans l’Italie du XXème siècle. Ces ajouts prennent en charge une partie de la métamorphose de l’héroïne, qui se retrouve ainsi amputée d’une autre de ses grandes singularités. À trop vouloir faire comprendre L’Art de la joie, Ambre Kahan en perd le trouble et l’attirant mystère.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’Art de la joie
D’après L’Art de la joie de Goliarda Sapienza
Adaptation théâtrale et mise en scène : Ambre Kahan
Avec : Aymeline Alix, Jean Aloïs Belbachir, Florent Favier, Noémie Gantier, Amélie Gratias en alternance avec Karine Guibert, Vanessa Koutseff, Élise Martin, Serge Nicolaï, Léonard Prego, Louise Rieger, Richard Sammut, Romain Tamisier, Sélim Zahrani et les musicien·ne·s: Amandine Robilliard, Romain Thorel
Scénographie : Anne-Sophie Grac
Lumière : Zélie Champeau
Création musicale : Jean-Baptiste Cognet
Son : Mathieu Plantevin
Costumes : Angèle Gaspar
Perruques et maquillages : Judith Scotto
Assistanat à la mise en scène : Romain Tamisier
Construction décor : MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Spectacle créé du 8 au 26 novembre 2023 à La Comédie de Valence et aux Célestins, Théâtre de LyonProduction : La compagnie Get Out ; La Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
Production délégué e: La compagnie Get Out
Coproduction : Les Célestins – Théâtre de Lyon; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis; Théâtre de Villefranche-sur-Saône; Malraux, Scène nationale Chambéry Savoie; Le Grand T – Théâtre de Loire Atlantique; L’ Azimut – Antony/Châtenay-Malabry, Pôle national cirque en Ile-de-France; Châteauvallon-Liberté, Scène nationale
Avec le soutien de la Direction Générale de la Création Artistique et de la DRAC d’Auvergne-Rhône-Alpes, du Fonds Porosus, de la Ville de Lyon, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, du Fonds d’Insertion pour Jeunes Comédiens de l’ÉSAD – PSPBB de la fondation E.C. Art-Pomaret, avec l’aide de Châteauvallon – Scène nationale dans le cadre d’une résidence de création, de la SPEDIDAM et de l’ADAMI
Avec le soutien du dispositif d’insertion de l’École du TNB
Avec le soutien de RDI – FRANCE ACTIVEDirection de production : Olivier Talpaert, Nathalie Untersinger
Chargée de production : Lucie Brongniart
Remerciements : Amélie Casasole, Leïla Adham, Anna Bude, Margaux Knittel, Matthieu Sandjivy, Frédéric Martin, les éditions Le Tripode, Angelo Pellegrino, Leslie Six, Thierry Seguin – Centre national pour la création adaptée – Morlaix et Matthieu Arrondeau de France Active.
Les services costumes du Théâtre National de Strasbourg, et particulièrement Bénédicte Foki, Pauline Zurin; des Célestins, Théâtre de Lyon, Florian Emma, Bruno Torres; de la MC93, Charlotte Merlin et de La Comédie de Valence, centre dramatique national de Drôme-Ardèche, Dominique FournierLes stagiaires costumes : Valentine Calo, Elise Appenzelle, Philippe et Marie-Thérèse Kahan, Monica Budde, Ahmed Belbachir, Laure Vascon, Claire de Saint Martin, Laura Lutard, Justine Mergnac, Charlie Dracon
Ambre Kahan / Compagnie Get out est artiste associée aux Célestins, Théâtre de Lyon et à La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche pour la saison 2023/24.
Adapté de L’Art de la joie de Goliarda Sapienza, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Le Tripode.
Durée : 5h30 entracte compris
La Comédie de Valence – CDN Drôme Ardèche
Du 8 au 11 novembre 2023Les Célestins – Théâtre de Lyon
Du 17 au 26 novembre 2023MC93 – Maison de la Culture de Seine Saint-Denis avec le Théâtre Nanterre-Amandiers
Du 1er au 10 mars 2024L’Azimut / Antony – Châtenay-Malabry
Les 16 et 17 mars 2024Malraux SN de Chambéry
Les 28 et 29 mars 2024Châteauvallon – Liberté SN
Les 11 et 12 octobre 2024
Quel disección magistral de ce personaje qui est celle de Modesta. Femme a la recherche de son destin. Combat sans merci, cruel, feroz. A la recherche de l’émancipation. Un prix pour La liberté. Depuis sa naissance.
Bravo À. Kahan. Bravo les acteurs. Bravo la scénographie.
5:30 hs époustouflant !!!
Merci