Alice Vannier et la compagnie Courir à la Catastrophe proposent leur troisième création qui, si elle n’évite pas quelques écueils didactiques, nous embarque pour un émouvant voyage aux prémices de la psychothérapie institutionnelle.
C’est l’effervescence dans cette drôle de clinique qui accueille des patient souffrant de toute sorte de pathologie : la kermesse estivale se prépare et mobilise la participation de tous. Soignants et soignés répètent ainsi Comme il vous plaira de William Shakespeare, mais théâtre et réalité vont peu à peu se confondre, puisque « le monde entier est un théâtre« .
Après le succès de En réalités (prix Célest1 2019 et prix du Théâtre 13 en 2018 ), adaptation de La Misère du monde de Pierre Bourdieu, Alice Vannier et son équipe se penchent sur la genèse de la psychothérapie institutionnelle. Nous sommes dans les années 60, années de tant de révolutions intellectuelles. C’est le cas de la psychanalyse française qui est en pleine ébullition. Luttant contre un vieux système asilaire dépassé, un petit groupe de psychothérapeutes et sociothérapeute, basant leurs théories sur une analyse freudienne mais aussi un appui marxiste, tentent d’inventer de nouveaux rapports entre soignants et soignés. La clinique fictive s’inspire d’une institution bien réelle, celle de La Borde (Loir-et-Cher) fondée par le Dr Jean Oury, l’un des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle. Dans cette clinique expérimentale qui est devenue par la suite une référence en la matière, l’accent est porté sur les dynamiques de groupe et les interactions entre soignants et soignés. Ensemble, tous participent à l’organisation du quotidien, chacun est libre de ses mouvements et la prise d’initiative est encouragée. La clinique de la Borde s’est aussi fait connaître pour monter chaque été des pièces de théâtres, interprétées aussi bien par les pensionnaires que par les soignants, ce qui a inspiré la création d’Alice Vannier.
Nous voici donc plongés dans un joyeux bazar, où va défiler une série de touchants pensionnaires, chacun aux prises avec ses névroses, ses rêves et ses espoirs, entre préparation des costumes, rendez-vous thérapeutiques, veillées, club d’organisation, sans oublier quelques moments d’errance et de douleur lorsque les démons d’une vie placée à la marge se font trop présents. À l’approche de la kermesse, où le monde extérieur est invité à pénétrer dans l’enceinte de l’institution, la fête devient alors un moment catalyseur de mouvement, de désordre et questionnements.
À cour et à jardin des murs, ceux de l’institution, se dressent comme des paravents entre les pensionnaires et le reste de la société. Mais troués par des portes toujours ouvertes, ils sont constamment traversés par les bruits extérieurs ou bien les allés et venus des soignants, qui deviennent des ponts entre deux mondes. Petit-à-petit le hall de cette clinique va être envahi de branchages et de feuilles au fur et à mesure que les répétitions avancent. La forêt des Arden où se situe l’intrigue du texte de Shakespeare va progressivement se glisser dans le quotidien de l’institution pour finalement brouiller totalement les pistes. Car c’est bien dans cette forêt, où les courtisans exilés de la cour se retrouvent à l’abri des regards, que les identités peuvent se réinventer (Rosalinde prend ainsi l’apparence de Ganymède, Célia devient Aliena) et où un nouvel ordre des choses est possible. “La brande” évoque phonétiquement la bande, la bringue, mais désigne aussi le sous-bois, la lisière entre le domestiqué et le sauvage, un espace où chacun tente de se frayer un chemin. Et tandis qu’Orlando – alias monsieur Michel – accroche des poèmes aux murs, le texte de Shakespeare se glisse par touches dans la bouche des pensionnaires où il vient trouver un écho particulièrement émouvant. Il n’y aura pas de représentation finale ici, tout comme la sortie des patients n’est jamais vraiment évoquée, car c’est le processus de création qui est observé : celui de la création d’une pensée nouvelle par des psychanalystes expérimentaux, la création d’un quotidien en commun où chaque jour est une nouvelle aventure à affronter et celle d’une oeuvre théâtrale enfin, qui se construit devant nous.
Ainsi, chaque interprète glisse sous nos yeux des rôles de soignants à ceux de soignés – il faut particulièrement souligner les bouleversantes performances de Sascha Ribeiro et d’Adrien Guiraud – rôles qui se rejoignent parfois, brouillant ainsi les pistes entre folie et raison, entre illusion et réalité, procédé cher à William Shakespeare.
Loin de s’inscrire dans une esthétique purement documentaire, mais n’évitant cependant pas quelques longueurs didactiques, la proposition touche par le flou parfaitement maîtrisé dans laquelle elle plonge le spectateur qui se délecte ainsi de se laisser glisser aux frontières de la raison. Le tout dans une grande fresque théâtrale qui n’oublie pas d’être politique en nous posant encore et encore la question : où se situe véritablement l’endroit de folie ?
Fanny Imbert – www.sceneweb.fr
La Brande
Alice Vannier Cie Courir à la Catastrophe
Texte : Écriture collective
Mise-en-scène : Alice Vannier
Collaboration à la mise en scène et à la dramaturgie : Marie Menechi
Scénographie : Lucie Auclair
Création lumière : Clément Soumy
Création son : Robert Benz
Régie son : Nicolas Hadot
Costumes : Léa Emonet
Avec : Anna Bouguereau, Margaux Grilleau, Adrien Guiraud, Simon Terrenoire, Sacha Ribeiro et Judith ZinsProduction : Théâtre du Point du Jour, Compagnie Courir à la Catastrophe
Coproduction : La Comédie de Saint-Étienne – CDN, le Théâtre de la Cité internationale – Paris
Avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique.Durée 2h20
Du 23 janvier au 5 février 2024
Théâtre de la Cité Internationale
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !