Gorgée d’effets en tous genres, la mise en scène surdimensionnée d’Alexandre Zeff écrase au lieu de porter le beau roman en terres irakiennes d’Émilienne Malfatto.
Meurtre intra-familial, châtiment séculaire, autorité patriarcale décomplexée, le tout au bord d’un fleuve structurant… À première vue, Que sur toi se lamente le Tigre réunit, à lui seul, tous les ingrédients de la tragédie antique ; à ceci près qu’il prend place dans l’Irak d’aujourd’hui. Lauréat du Goncourt du premier roman en 2021, l’ouvrage d’Émilienne Malfatto est porté par une plume tout à la fois précise et enlevée, concise et lyrique, mythologique et pleinement ancrée dans le réel. En moins d’une centaine de pages, cette photojournaliste indépendante, qui connaît parfaitement l’Irak pour y avoir habité et travaillé pendant plusieurs années, révèle la toile familiale et sociétale qui capture et enserre les femmes irakiennes, pour mieux les contrôler et les broyer. À travers la mort annoncée et irrémédiable d’une jeune fille qui, contrairement aux hommes et pour souligner l’aspect générique de son histoire, ne porte pas de nom, c’est tout le système d’oppression archaïque, brutal, pour ne pas dire barbare, en vigueur dans plusieurs régions du monde qui se fait jour, fondé sur des us et coutumes à ce point cruels et éculés qu’ils devraient être, une bonne fois pour toutes, relégués aux oubliettes de l’Histoire.
Dans la maison familiale transformée en prison, la jeune femme, d’emblée, se sait condamnée. Elle n’a ni volé, ni violé, ni tué, mais a simplement succombé à son désir, en faisant de son ami d’enfance, Mohammed, son amant, juste le temps d’une nuit. Cette étreinte en dehors du carcan marital aurait pu en rester là si la jeune fille n’était pas tombée enceinte et si le jeune homme, engagé dans la milice, n’était pas décédé peu après sous les bombes. L’hypothèse du mariage forcé exclue, ne subsiste que la mort pour laver ce « crime dit d’honneur » qui souille la réputation de l’ensemble de sa famille. Au long d’un récit choral, entrecoupé par quelques fragments de l’épopée de Gilgamesh et par des envolées aussi lyriques que désespérées du Tigre personnifié, chacun des membres du clan livre son regard sur la situation. À la voix de la belle-soeur, Baneen, enceinte, elle aussi, mais dans les règles de l’art sociétales, succèdent celles de son mari, Amir, chargé, en tant qu’aîné et garant de l’autorité depuis la mort du père, d’abattre sa soeur, de l’autre frère, Ali, vecteur de tolérance, d’une vision moderne et d’une lâcheté confondante, du trop petit frère, Hassan, qui, à cause de son âge et malgré sa volonté, ne peut empêcher le geste meurtrier, et enfin de la mère qui, brisée par son existence, se montre incapable d’enrayer la mécanique fratricide.
À la délicatesse qui, de façon presque paradoxale, émane du désespoir, alimenté tout autant par la faiblesse des individus que par la chape de plomb patriarcale, se mêle une violence physique, symbolique, mortifère qu’Alexandre Zeff choisit d’utiliser comme carburant pour nourrir son adaptation théâtrale. À ce travail, qui reprend la construction fragmentaire du roman d’origine, le metteur en scène donne l’allure d’un livre d’images dopé aux multiples affluents artistiques. De la vidéo à la danse, de la musique enregistrée, ou en live, à l’installation plastique, du chant au dessin animé, de l’eau à la fumée en passant par les effets stroboscopiques, l’artiste semble faire feu de tout bois, jusqu’à l’excès. Surchargée, son esthétique peine à trouver une réelle unité et donne l’impression d’une grosse Bertha scénographique qui tend à écraser le roman au lieu de porter haut sa voix capitale. Progressivement, le texte d’Émilienne Malfatto paraît alors se réduire à une triste peau de chagrin, et être reléguée au second plan d’une proposition scénique qui, à trop le négliger, prend le pas sur lui.
Derrière l’écran en tulle noir, qui fait écran au récit, son histoire en terres irakiennes est comme mise sous cloche, et à bonne distance des spectateurs auxquels elle entend pourtant s’adresser. Handicapé par un élan saccadé, qui l’entraîne dans un faux rythme et pêche par son manque de fluidité, y compris technique, le récit a toutes les peines du monde à réellement se déployer et à gagner en profondeur, comme si, à trop se concentrer sur le versant esthétique de sa proposition, Alexandre Zeff avait, en chemin, oublié d’explorer la densité du roman qu’il entendait défendre. D’autant que, face à cette débauche de moyens scéniques, les comédiennes et les comédiens ne paraissent pas avoir les épaules assez larges pour faire front. Insuffisamment dirigés, ils ploient, dans leur très grande majorité, sous le poids des effets en tous genres, comme noyés dans la masse scénographique. Leurs voix, et pis celles des protagonistes qu’ils incarnent, éprouvent alors une difficulté certaine à nous parvenir dans toute leur substance, leurs subtilités et, ironie du sort, leur bouleversante simplicité.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Que sur toi se lamente le Tigre
Texte Émilienne Malfatto
Adaptation et mise en scène Alexandre Zeff
Avec Lina El Arabi, Nadhir El Arabi, Myra Zbib, Afida Tahri, Amine Boudelaa, Mahmoud Vito, Hillel Belabaci, et les musiciens Wissam Halal et Grégory Dargent
Scénographie et lumière Benjamin Gabrié
Création vidéo Nadia Nakhlé
Composition musicale Grégory Dargent
Chorégraphique Mahmoud Vito
Assistante à la mise en scène Agathe Vidal
Dramaturgie Pauline Donizeau
Collaboration artistique Claudia Dimier
Costumes Sylvette DequestProduction La Camara Oscura
Coproduction Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national – Art et Création pour la diversité linguistique ; EMC – Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge ; Théâtre Romain Rolland, scène conventionnée, Villejuif
Soutiens DRAC Île-de-France, Région Île-de-France, Conseil départemental du Val-de-Marne, Jeune Théâtre National, Spedidam, AdamiDurée : 1h15
EMC, Saint-Michel-sur-Orge
le 23 novembre 2023Théâtre des Célestins, Lyon
du 30 novembre au 6 décembreThéâtre de la Tempête, Paris
du 12 janvier au 11 février 2024Théâtre Antoine Watteau, Nogent-sur-Marne
le 8 marsLa Faïencerie, Creil
le 14 marsThéâtre Romain Rolland, Villejuif
le 22 mars
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