Avec peu, faire beaucoup. Alexandra Tobelaim met en scène Solal Bouloudnine dans Abysses, texte puissant de Davide Enia. Et dans l’épure, touche à l’essence du théâtre. Une pure merveille, un bouleversement de tout l’être.
Il prend un temps avant de commencer. Puis il plonge. Sans bouée, sans gilet de sauvetage, les yeux plantés dans ceux du public, le visage offert aux remous émotionnels qui le traversent au gré du récit qu’il nous livre avec la gravité requise en phase avec le sujet. Jamais forcé. Transparent plutôt. Poreux aux mots qu’il porte sans jamais en faire trop. Debout en avant-scène, presque immobile tout du long, en jean et chemise, Solal Bouloudnine se lance en solitaire dans ce texte épidermique signé Davide Enia (dans sa superbe traduction française par Olivier Favier), avec pour seule partenaire Claire Vailler, présence discrète en fond de scène, guitare électrique en bandoulière, prête à dégainer les méandres d’une composition aux accents folkloriques autant que rock-indé co-signée avec Olivier Mellano. Le décor est planté, auréolé d’ampoules qui viennent trouer l’obscurité. Comme des phares au loin dans la nuit noire, la lumière de l’espoir dans les ténèbres maritimes, la terre à l’horizon qui dit le terme du voyage. Ici c’est le verbe qui prime, l’oralité qui trouve son chemin jusqu’à nous, l’oreille qui boit la partition et l’émotion qui boit la tasse tandis que l’imaginaire fait le reste et déplie dans notre cerveau les scènes, tantôt quotidiennes et sensibles, tantôt effarantes et bouleversantes, de cette Odyssée de notre temps.
Alexandra Tobelaim a opté pour la simplicité du présent partagé et rien ne vient perturber l’émission de la parole, soutenue par endroits par des ponctuations musicales jamais envahissantes. Pour la deuxième fois, elle travaille avec le comédien Solal Bouloudnine sur un texte de Davide Enia (après Italie-Brésil 3 à 2) et leur collaboration révèle une entente fine. Leur fil conducteur ? Ce texte, d’une beauté époustouflante, qui avance sur deux lignes entremêlées, la relation d’un fils (en l’occurrence le narrateur qui est aussi l’auteur) avec son père, mutique et pudique, et sa découverte des débarquements de migrants à Lampedusa. Expérience sismique qui le confronte à une réalité aux airs de tragédie humaine contemporaine. L’écriture de Davide Enia, sensitive et visuelle, déploie ses détails intenables et ses liens d’affection en forme de respirations, ses accélérations de rythme et ses accalmies, elle dit le drame à toutes ses échelles, familiale (difficulté à communiquer, maladie de l’oncle) et humanitaire (la Méditerranée qui avale les migrants) sans trébucher sur le réel, elle raconte ce qu’on ne voit pas, ce qu’on ne sait pas, elle nous mène au plus près de ces parcours migratoires éprouvants, souvent mortels, elle nous abîme dans les gestes répétés et précis des sauveteurs, et ce faisant nous sidère.
Solal Bouloudnine est confondant de générosité. Bras le long du corps, il bouge avec parcimonie et parfois ses mains s’animent mais c’est par son visage que se fait la transmission. Son visage ouvert qui laisse couler le flot intarissable de cette écriture vibrante. Jamais il ne flanche, jamais ne fléchit. On le connaissait plus exubérant, interprète tout feu tout flamme donnant tout. Il fait ici preuve d’une maturité nouvelle, fait confiance à la retenue, donne la primeur à l’écriture et ce faisant devient passeur lumineux, conteur d’aujourd’hui. A ses côtés, en retrait, Claire Vailler donne de la voix et des accords, inonde par instant le plateau de ses nappes sonores sombres et son chant libère la douleur contenue, il recouvre les morts qui jonchent ce récit lacéré de courage et de désespoir, de son timbre léger et aérien. En italien, ses mélopées accompagnent en filigrane la traversée de l’auditoire et leurs résonances avec le folklore méditerranéen font écho à ses vieilles chansons populaires qui traversent les âges. Et quand elle bat du pied, c’est tout le plateau qui tremble et vibre et libère cette pulsation archaïque contenue en chacun de nous : la vie. Sauver des vies, c’est la loi de la mer. « Chaque vie est sacrée » dit le nageur-plongeur. Et c’est toute l’humanité qui défile, hommes, femmes, enfants, nouveaux-nés, des familles entières prêtes à tout perdre pour survivre.
Abysses rend hommage à tous ceux qui risquent leur peau pour quitter leur enfer, à tous ceux qui risquent leur peau pour les secourir, les sortir de la mer qui engloutit des milliers de corps engourdis, à tous ceux qui accueillent, viennent en aide, à celui qui offre une sépulture coûte que coûte à ceux qui n’en reviendront pas. Ce texte est foudroyant de beauté, il brûle parce qu’il plonge au cœur de la douleur, du cauchemar des naufrages à répétition, il nous laisse sans voix comme ces embarcations de fortune giflées par les vagues, il nous plonge dans les abysses de l’indicible pour remonter à la surface avec des mots à poser dessus et ouvrir une brèche à l’espoir. Comment ne pas pleurer à son écoute. On est parcouru de frissons ou secoué de sanglots, et ce qui nous reste au bout du compte, c’est la certitude que la prise de conscience collective passe par les récits qu’on en fait. Les histoires, sources de notre humanité. En cela, la conclusion du spectacle qui boucle la boucle est fascinante. Et éclairante.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Abysses
texte de Davide Enia
traduction : Olivier Favier
mise en scène : Alexandra Tobelaim
composition musicale : Claire Vailler et Olivier Mellano
scénographie : Olivier Thomas
création lumière : Alexandre Martre
régie son et régie générale : Emile Wacquiez
avec : Solal Bouloudnine et Claire Vailler (guitare et voix)Durée : 1h20
Du 18 au 20 janvier 2024
Au Cent-Quatre (Dans le cadre du Festival les Singulier.es)6 février 2024 : ATP des Vosges – Épinal (88)
9 au 10 février 2024 : Théâtre d’Esch-sur-Alzette – Luxembourg
13 au 14 février 2024 : Le Quai – CDN d’Angers (49)
28 février au 9 mars 2024 : Théâtre 13 – Paris (75)
13 au 14 mars 2024 : Théâtre Sorano – Toulouse (31)
21 mars 2024 : La Garance – Scène Nationale de Cavaillon (84)
4 au 5 avril 2024 : CDNOI – La Réunion (97)
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !