Le 3 mars, Julie Deliquet était nommée à la tête du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis. Le 17, le confinement débutait. Autant dire que la fondatrice de la Compagnie In Vitro n’a pas expérimenté le quotidien ordinaire d’un Centre Dramatique National. Ils sont trois, comme Julie Deliquet, confrontés à cette situation exceptionnelle pour leurs débuts en tant que directeur/directrice de CDN : Thomas Jolly au Quai d’Angers, Marc Lainé à la Comédie de Valence et Alexandra Tobelaïm au NEST de Thionville. Des artistes qui doivent gérer l’urgence et l’incertitude liées à la situation et à qui revient de facto cette fameuse charge de réinventer le théâtre de ce non moins fameux monde d’après. A les écouter cependant, la Révolution pourrait ne pas avoir lieu…
En ce qui concerne l’avenir le plus proche – la programmation de la saison prochaine – la tendance est de chercher à surseoir. Julie Deliquet « avance pas à pas », suspendue notamment aux orientations données par le Département et la Préfecture avec lesquels elle est en étroite collaboration. Alexandra Tobelaïm a, elle, trois plans. A : le virus disparaît. B : il est toujours présent. C : il effectue des va-et-vient. Et choisira lequel appliquer le 20 juin. Marc Lainé souhaite, lui, privilégier « la souplesse et la réactivité » même s’il n’oublie pas que lorsqu’il était, il y a peu, encore en compagnie, les programmations posées deux ans à l’avance permettaient de construire une production et donc de faire avancer des projets. Il faut dire que l’enjeu pour les nouveaux entrants à la tête d’un CDN est important. La première saison de programmation éclaire auprès du public les inflexions désormais à l’œuvre dans le lieu. « Elle est une forme de signature » explique Marc Lainé. Pour Julie Deliquet, ce ne sera pas le cas. Elle a reporté les spectacles de cette fin de saison à la saison prochaine, et comme la moitié de la prochaine avait déjà été concoctée par son prédécesseur, Jean Bellorini – du fait de sa nomination tardive – elle ne devrait décider qu’à la marge de ce que le TGP donnera à voir à partir de la rentrée. Pour les autres, il encore urgent d’attendre.
« L’invention d’un nouvel art ? »
D’attendre mais aussi d’inventer, même si l’allocution du Président Macron a contribué à prendre ce qui est devenu une sorte d’injonction politique avec méfiance. « En entendant ce discours, on a tous eu un pincement au cœur. Par essence, on invente sans cesse dans nos métiers, et on n’avait pas attendu pour maintenir l’activité et le contact avec le public via les réseaux sociaux », raconte Marc Lainé. Inventer comme Thomas Jolly qui joue la scène du balcon de Roméo et Juliette sur le sien, de balcon. Et qui annonce à la suite sur sa page Facebook de nombreuses initiatives de « théâtre corona-compatible » pour cet été. Multiplier les formes légères, les spectacles délocalisés, les formats participatifs, « des formes à jouer sous les fenêtres des EHPAD, dans les cours des immeubles de tous les quartiers, sur les balcons de toute une rue, à chaque carrefour du centre-ville, mais aussi les places des villages, les préaux des écoles, les étendues vertes des campus universitaires… », comme énumère le créateur de spectacles très grands formats comme Henry VI. Tous se rejoignent sur ce point. Comme sur la possibilité de rester en activité cet été. Et de poursuivre le travail initié en matière numérique dans lequel les institutions ont été fécondes. « Et s’il s’agissait même de l’invention d’un nouvel art ?» suggère à ce propos Thomas Jolly.
L’avantage, c’est que cette génération de metteurs et metteuses en scène a déjà fait l’expérience de nombreuses de ces formes qui s’imposent d’elles-mêmes avec la crise du Covid. Alexandra Tobelaïm a toujours œuvré à la croisée du théâtre et des arts de la rue, « cherchant à ce que les spectateurs posent un regard différent sur leur environnement quotidien ». Julie Deliquet travaille depuis longtemps avec la jeunesse de Seine-St-Denis, axe qui était prioritaire dans son projet de candidature. Marc Lainé avait préalablement conçu pour la saison prochaine un projet artistique s’appuyant sur une co-création avec des habitants de Valence. Quant à Thomas Jolly, il a expérimenté, comme lors du Festival d’Avignon 2016, de nombreuses formes alternatives au théâtre en salle avec sa compagnie de la Piccola Familia. Est-ce un signe des temps, ou simplement qu’en fait, le théâtre public n’a pas du tout attendu le Covid pour multiplier les projets aux formes dites alternatives ? On a parfois le sentiment qu’avec tout ce bruit autour d’un théâtre sommé de se réinventer on fait fi de ce qui existe déjà. Dans ce sens, les quatre artistes nouvellement nommés ne se sentent absolument pas désarmés face à une situation qui implique et impliquera peut-être à long terme de délaisser les formats traditionnels de représentations dans les murs.
« Qu’on porte attention au monde et aux choses »
Ils se sentent même tout à fait prêts à relever le défi Pour Marc Lainé, la Comédie de Valence « est un modèle du genre » avec sa comédie itinérante, qu’il avait d’ores et déjà prévu de largement utiliser pour les premiers spectacles de la saison prochaine. Alexandra Tobelaïm explique avoir pris la direction d’un établissement de 15 salariés, taille qui offre une capacité d’adaptation rapide. Julie Deliquet, rappelle, elle, qu’elle a toujours fait de la nécessité de s’adapter le moteur essentiel de son travail. La situation actuelle n’est donc pas faite pour les effrayer. Et ce d’autant plus qu’en tant que débutants, soulignent-ils, ils n’ont pas de repères à remettre en cause, pas d’habitude à délaisser.
S’il y a donc l’urgence à gérer, et l’avenir à repenser, tous n’annoncent donc pas qu’ils vont pour autant révolutionner les pratiques. Les grands formats ne disparaîtront pas. « On ne va pas priver le public des projets devant 900 personnes, poursuit Marc Lainé. C’est une célébration forte, c’est bizarre cette logique qui voudrait annuler ce qu’il peut y avoir de merveilleux ». « Il faut laisser aux artistes la liberté de se réinventer ou pas » demande simplement Julie Deliquet. Et ces lieux demeureront aussi soumis à des contraintes économiques – remplissage, ressources propres – qui conditionnent leur adaptabilité1. Alors, même si l’on parle de plus en plus de mutualiser les tournées par régions, pour éviter les transports inutiles, ou au NEST de se rapprocher des agriculteurs locaux, on n’aspire pas non plus – ce qui peut paraître bien normal – à la décroissance écologique du secteur. « Je voudrais qu’on porte attention au monde et aux choses » explique simplement Alexandra Tobelaïm. « Qu’on revisite la relation aux spectateurs », poursuit Marc Lainé. « Qu’on travaille de manière plus rassemblée », conclut Julie Deliquet. A se demander si pour cette génération, se réinventer ne sonnerait pas aussi comme un retour aux sources, à l’origine des missions des équipements publics qu’ils dirigent maintenant. « « Il s’agit d’abord de faire une société, après quoi, peut-être, nous ferons du bon théâtre », écrit à ce propos Thomas Jolly, citant Jean Vilar pour conclure son post.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
1Dans un entretien pour France Info, Thomas Jolly explique ainsi : « C’est vrai qu’il faut qu’on bouge nos modèles et c’est bien que le ministère nous accompagne dans cette inventivité en ne se verrouillant pas trop sur ces fameux cahiers des charges, directives, conventions qui sont la norme ».
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