Les Centres Dramatiques Nationaux reprennent vie peu à peu depuis le 11 mai. Certains accueillent de nouveau des équipes en répétition, comme Les Tréteaux de France à Aubervilliers, où nous sommes allés passer un après-midi… Reportage masqué.
Pour entrer aux Tréteaux de France, l’équipe du lieu et les compagnies qui ont repris les répétitions dès le 11 mai doivent présenter deux sésames : une tenue de rechange et un masque. Une des mesures, précise d’emblée le directeur du lieu Robin Renucci, « mises au point grâce au travail collectif que nous menons depuis le confinement au sein de l’Association des Centres Dramatiques Nationaux (ACDN) ». Structure qu’il préside, et qui vient de produire un document concernant les « hypothèses de reprise » des CDN. Une fois les mains bien enduites du gel hydroalcoolique qui trône dans l’entrée et nos vêtements du dehors bien enfermés dans un sac plastique laissé dans la salle Jeanne Laurent, où attend le tapis de scène du Orlando de Robin Renucci dont les répétitions vont bientôt commencer, on entre dans la salle où Olivier Letellier supervise une reprise de rôles pour son spectacle La Mécanique du hasard. Silence, ça répète.
La mécanique du masque
Au centre de la salle, un frigo renversé attire le regard. Unique élément de décor de l’épopée intergénérationnelle écrite par Catherine Verlaguet d’après le roman Holes de Louis Sachar, ce vieil objet clairement hors d’usage fait pour l’heure office de valise pour les comédiens Axelle Lerouge et Loïc Renard, à qui Fiona Chauvin et Guillaume Fafiotte transmettent leurs rôles à quelques mètres de distance. Sont aussi présents Jonathan Salmon, qui collabore à la mise en scène, le régisseur Colas Reydellet et bien sûr Olivier Letellier. Moins de dix personnes donc, qui portent les masques fournis par la compagnie Théâtre du Phare en espérant qu’ils pourront s’en passer au moment des représentations, sensées commencer dès la rentrée. Après quelques jours de travail, le morceau de tissu les gêne moins qu’au départ, mais ne cesse de leur poser des questions.
« Ne pas avoir accès au visage de Loïc, à ses expressions, me rend la passation de rôle plus difficile. Il faut être davantage attentif au corps de l’autre », dit Guillaume. Loïc émet l’hypothèse que pour compenser l’effacement du bas du visage, lui et tous les comédiens qui devront faire avec les mesures sanitaires investiront davantage le corps. Axelle est moins confiante. « Exercer mon métier dans ces conditions me pose la question de mon avenir dans cette voie. Si nous sommes privés de l’échange qui fait le sens de nos engagements, il risque d’être difficile de tenir, d’autant que la période qui s’ouvre va être difficile pour tous ». À l’écoute de ses interprètes, Olivier Letellier s’interroge lui aussi. « Jusqu’où peut-on accepter de transformer un spectacle ? Quelle seront les pertes en termes de sens et de relation avec le public ? Pour le moment, je préfère adapter et pouvoir jouer, en me disant que même si on devait jouer masqués, la contrainte serait partagée par tous, et que l’on pourrait donc en faire abstraction sur le plateau ».
Le combat par l’artisanat
En pleine répétition de son Britannicus dans la salle d’à côté – la salle Jean Zay, initiateur de la politique culturelle et scientifique de la République, précise-t-il –, Robin Renucci se dit lui aussi prêt à bien des adaptations pour retrouver un lien avec les nombreux publics que touchent Les Tréteaux de France. « La crise que nous traversons est non seulement sanitaire et économique, elle est aussi psychologique. Par la fiction et le symbole, le théâtre a un rôle majeur à jouer pour réunir les imaginaires. Surtout auprès de la jeunesse, qui va forcément beaucoup souffrir de la situation. Il y a un gros travail à mener avec l’éducation nationale en cette période plus encore que jamais, en prenant garde de ne pas répondre à certaines injonctions qui poussent les artistes à se faire auxiliaires scolaires. C’est mépriser le travail des éducateurs, et le nôtre », dit-il.
Cette préoccupation sera au cœur du travail des Tréteaux de France cet été pendant « L’Île de France fête le théâtre » qu’ils organisent pour la troisième année sur les Îles de loisirs de Cergy-Pontoise, Saint-Quentin-en-Yvelines et du Port aux cerises de Draveil. « Les jauges étaient déjà réduites – de 80 à 100 personnes. Il suffira de n’occuper qu’un siège sur deux. Et il n’y aura aucun problème pour adapter aux circonstances nos ateliers d’initiation à l’art théâtral pour grands et petits. Aux Tréteaux, nous pratiquons un théâtre d’artisanat qui peut facilement s’adapter, contrairement aux grosses machines de divertissement dont la crise a provoqué l’effondrement. Si elle a quelque chose de bon pour notre secteur, ce sera de permettre un changement de paradigme ».
L’imaginaire à l’épreuve de l’invisible
L’application des mesures de sécurité a bien sûr un coût, que le directeur administratif et financier du lieu, David Kenig, dit ne pas pouvoir encore estimer. « Nous ferons les comptes à la fin, mais en l’absence d’aide supplémentaire pour assumer ces dépenses, il est sûr qu’il faudra réduire nos dépenses », regrette-t-il avant d’énumérer quelques-unes de ces nouvelles mesures. Le nettoyage très régulier de tous les objets manipulés par plusieurs personnes – les poignées de porte, les machines à café, mais aussi le frigo de La mécanique du hasard ou encore les tissus peints à la main pour la confection des costumes de Britannicus, la désinfection des chapiteaux avant leur utilisation sur les Îles de loisirs, celle des tapis de jeu… Le tout selon des techniques apprises au jour le jour, avec une énergie qu’on sent alimentée par l’envie de partager à nouveau du sens et des récits.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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