Au moins 12 000 personnes ont manifesté dans une dizaine de villes françaises ce samedi pour dénoncer les violences policières et le racisme. Les artistes racisés au sein des institutions poursuivent leurs actions, dans cette période de crise liée à l’épidémie de coronavirus. Avec l’espoir d’un bouleversement des hiérarchies dans le monde du spectacle vivant.
« Ne pas céder sur ses rêves ». Le titre du concert-spectacle de Gerty Dambury, qui devait se jouer le 28 mars en solidarité avec les femmes grévistes de l’hôtel Ibis Batignolles, résume bien la volonté du collectif Décoloniser les Arts, que la metteure en scène codirige avec Françoise Vergès et Leïla Cukierman. « Nous ne renoncerons pas au grand rêve de la décolonisation et nous ferons tout pour qu’elle se poursuive », lit-on dans un communiqué daté du 15 mars, suite à l’interdiction des rassemblements de plus de 100 personnes. Dans ce texte, le collectif revendiquait une « vigilance sur le racisme et les discriminations, soins gratuits aux réfugié.e.s et aux migrant.e.s ».
Il demandait aussi « des compensations financières immédiates pour toutes les personnes qui ont travaillé à des concerts et spectacles ayant été annulés dans les lieux d’art et de culture » ou encore « la satisfaction des demandes des grévistes que le gouvernement expose par ses mesures, à une plus grande précarité ». C’est donc dans une démarche de convergence des luttes que Décoloniser les Arts fait depuis ses origines face à la crise actuelle. Une orientation partagée par de nombreux militants indépendants pour une meilleure représentation des artistes racisés au sein des institutions.
Artistes unis dans la grève et l’épidémie
Pendant le confinement, le collectif rédige des communiqués, il signe des tribunes lancées par d’autres et publie des textes de ses adhérents et amis. Il rejoint par exemple le mouvement de solidarité avec la colère des quartiers populaires, notamment de Seine-Saint-Denis où les discriminations et les violences policières se sont multipliées depuis le confinement. Au sein de Décoloniser les Arts, Françoise Vergès est très active sur le sujet. L’auteure et metteure en scène Eva Doumbia, dont la compagnie La Part du Pauvre vient de quitter Marseille pour s’installer en Normandie, partage cette préoccupation. Elle entend la mettre au cœur de son travail au Théâtre des Bains-Douches à Elbeuf, où sa compagnie est en résidence pendant trois ans. « J’y mène un travail de transmission, qui vise à faire venir au théâtre des personnes éloignées des institutions culturelles. Et elles sont nombreuses à Elbeuf, qui est historiquement une ville d’immigration ».
Décoloniser les Arts poursuit aussi son engagement auprès de l’inter-collectif « Art en Grève », qui réunit depuis décembre 2019 de nombreux professionnels de l’art et de la culture. « Depuis l’appel à manifester le 5 décembre contre le projet de réforme des retraites, nous avons participé à toutes les réunions d’Art en Grève au DOC, squat d’artistes de la Place des Fêtes, et à toutes les manifestations. En cette période de lutte sociale plus que jamais, il était important pour nous de nous joindre à un mouvement plus global, dont nous partageons les problématiques », explique Gerty Dambury. Depuis le confinement, le collectif participe aux Assemblées Générales virtuelles du mouvement, en attendant de pouvoir reprendre collectivement la direction des places et des rues. Tout comme Eva Doumbia patiente avant de regagner les murs des Bains-Douches, où avec des compagnies en résidences – cette année, celles d’Alvie Bitiemo, de Malou Vigier et de Carine Piazzi –, elle va poser les bases de son « monde d’après ».
Halte aux hiérarchies
Ce monde, pour Eva Doumbia, doit être étranger à toute forme d’entre soi. « Lorsqu’il aborde la question du rapport aux personnes et aux territoires les plus éloignés de la culture, le milieu théâtral a tendance à vouloir ‘’faire pour’’ plutôt que de ‘’faire à partir de’’. Cette manière autoritaire de faire est dangereuse, et j’espère que la crise actuelle va contribuer à faire bouger les lignes ». Elle et Gerty Dambury ne débordent toutefois pas d’optimisme en la matière. « On a pu observer pendant le confinement que les artistes qui ont pu donner à voir leur travail sont les plus dotés par les institutions. Les compagnies les plus fragiles n’ont pour la plupart pas eu les moyens de s’adapter à la situation, et sont restées invisibles », regrette Gerty Dambury. Laquelle déplore aussi le silence quasi-général autour de la situation des travailleurs précaires, souvent saisonniers, dont une partie de l’activité est liée aux manifestations artistiques.
L’absence de considération de la place des artistes racisé.e.s dans les quelques réunions virtuelles entre artistes qu’a suivies Eva Doumbia n’est pas non plus pour rassurer les deux artistes et militantes. D’autant que « les artistes racisé.e.s font pour beaucoup partie des plus fragiles, qui auront le plus de mal à se relever de la crise », dit la directrice de La Part du Pauvre. La démarche décoloniale qu’elle et Gerty Dambury appellent de leurs vœux nécessite des changements profonds des mentalités. Notamment au niveau du rapport au temps. « Cela m’angoisse de voir des lieux s’empresser de chercher comment répéter avec des masques et poursuivre leur saison là où ils l’avaient laissée. C’est une manière très occidentale d’appréhender le temps. Plus proche du vivant, le temps africain est selon moi plus adapté pour appréhender la situation, dans laquelle on peut voir une occasion d’affirmer une pensée décoloniale », dit Eva Doumbia.
L’heure n’est toutefois pas au découragement. Elle espère que les nouveaux collectifs issus de l’ERAC ou encore du programme 1er Acte pourront faire changer les choses. Elle s’y atèle de son côté, tandis que Décoloniser les Arts vient de lancer un questionnaire anonyme : « Covid-19 : Quelle situation pour les artistes et les personnels racisés des institutions culturelles ? ». Sous la direction du collectif, vient aussi de paraître un numéro spécial de la revue « Tumultes » intitulée « Voix/voies entravées. Percées émancipatrices ». Car pour bien décoloniser les actes, il faut commencer par la pensée.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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