Réservé cette année aux professionnels, le festival Impatience 2020 qui avait été reporté s’est clôturé le 2 février 2021. Des sept spectacles présentés, les trois jurys du « festival de la jeune création théâtrale » ont récompensé des propositions aux sujets très politiques. Au détriment de pièces plus contemplatives, notamment de la belle Expérience de l’arbre de Simon Gauchet.
Cette année plus encore qu’une autre, venir jouer à Paris dans le cadre du festival Impatience fut pour les jeunes compagnies programmées une chance. En dépit du contexte, huit spectacles sur les dix initialement prévus ont pu se jouer au CENTQUATRE-PARIS et dans les autres lieux partenaires du festival. Seul Murs-murs de Carole Umulinga Karemera, dont l’équipe est restée bloquée au Rwanda du fait de restrictions de sortie du territoire rwandais de dernière minute, risque de ne pas être reprogrammé. Expérience théâtre en format drive-in incompatible avec les mesures sanitaires en vigueur ces jours-ci, Radio On (where dreams go to die) de Guillaume Bariou devrait être présenté au printemps. Hors-concours bien sûr, la remise des prix ayant eu lieu le 2 février. Entre professionnels et membres des trois jurys uniquement, comme depuis le début du festival. Verdict ?
Grand vainqueur : le réel
Le Grand Prix revient à The Jewish Hour de Yuval Rozman, le prix SACD à Sept mouvements Congo de Michael Disanka et le prix lycéen à Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon de Pierre Solot et Emmanuel De Candido. Trois pièces de provenances et de propos divers, qui se rejoignent en un point : leur rapport fort au réel, et leur volonté d’en dénoncer les injustices, dérives. Peut-être confinements, couvre-feux et autres mesures sanitaires qui nous éloignent les uns des autres, qui mettent le monde à distance, y sont-ils pour quelque chose. Pleines d’une colère plus ou moins enrobée d’une couche d’humour ou de fiction, les trois pièces lauréates abordent des sujets à forte teneur politique : la judéité en France, la vie quotidienne au Congo et la guerre à l’ère du drone. Le palmarès de la 12ème édition d’Impatience défend ainsi une vision assez homogène du théâtre : engagé, conscient des grandes tragédies du moment et désireux de changer quelque chose à l’ordre du monde.
Pour porter leur message, deux des pièces primées adoptent des codes propres à différents médias. Dans The Jewish Hour, l’excellente Stéphanie Aflalo incarne la présentatrice de l’émission éponyme consacrée à la vie juive, dont l’invité du jour est un Bernard-Henri Lévy plus grossier que de nature. Dans Pourquoi Jessica a-t-elle quitté Brandon ?, les Belges Pierre Solot et Emmanuel de Candido imaginent eux aussi une sorte d’émission, plutôt télévisuelle cette fois, où ils présentent leur enquête autour de la figure de Brando Bryant, jeune pilote de drone américain devenu lanceur d’alerte en dénonçant dans les médias le programme d’assassinats auquel il a été forcé de participer. Ces deux pièces ont beau tenter de jouer avec les cadres dans lesquels se déploient leurs fictions très documentées, elles peinent à s’en affranchir pour développer un langage théâtral vraiment singulier. Le sujet prime sur la forme, ce qui est aussi le cas de Sept mouvement Congo, où l’image et la radio n’ont cette fois aucune place : essentiellement basée sur l’écriture – d’où le prix SACD, dans une édition où le texte fut assez secondaire –, cette pièce ne va guère bien au-delà de la dénonciation de la violence politique au Congo.
L’imaginaire sur le bas-côté
Cette 12ème édition d’Impatience présentait pourtant une assez grande diversité d’esthétiques et de récits. Dans notre premier article sur le festival, nous évoquions par exemple HOME, morceaux de nature en ruine de Magrit Coulon. Une pièce qui résonne elle aussi fortement avec l’actualité – trois jeunes comédiens y jouent le quotidien d’un EHPAD –, mais d’une manière toute différente des trois pièces primées, qui en plus de se rejoindre dans leur rapport fort au réel le font dans une énergie peu contenue. Dans une efficacité qui laisse peu de place au doute, à l’interprétation. Rien de cela dans HOME, qui s’ouvre par une longue traversée de plateau en déambulateur, sans un mot. Le reste est à l’avenant : ponctuée de quelques bribes de récits qui s’achèvent de la manière dont ils ont commencé, sans raisons, la pièce se déroule dans une lenteur tout sauf réaliste. Une lenteur de théâtre, où la distance entre acteurs et personnages est sans cesse exhibée, avec un humour bienvenu.
Autre spectacle repartant sans récompense, L’Expérience de l’arbre de Simon Gauchet est lui aussi d’une lenteur qui ne pourrait exister ailleurs que sur une scène de théâtre. À notre sens de loin la plus aboutie et singulière des huit pièces présentées cette année à Impatience, cette pièce questionne le geste théâtral à travers un passionnant dialogue entre Simon Gauchet lui-même et le jeune acteur de théâtre Nô Hiroaki Ogasawara. Lequel a repris pour l’occasion le rôle de son maître Tatsushige Udaka, qui a transmis à Simon Gauchet les bases du théâtre Nô pendant un mois en 2008. Dix ans plus tard, dans le cadre d’une résidence de trois mois à la Villa Kujoyama, c’était au tour du metteur en scène français de partager les fondements de sa pratique. L’Expérience de l’arbre est le fruit de cet échange, qui est aussi le sujet principal de la pièce.
Une jeunesse millénaire
Autour de la figure de l’arbre, centrale dans le théâtre Nô et dans l’imaginaire de Simon Gauchet, les deux artistes déploient une conversation dont la forme emprunte autant au théâtre occidental qu’asiatique. Les imaginaires, les mythologies circulent. Elles s’interpénètrent tout en douceur, sans chercher à dire autre chose que cette rencontre. S’il est question de catastrophes écologiques, nul discours n’est asséné sur le sujet. Contrairement aux trois pièces primées, L’Expérience de l’arbre n’est pas de son époque. Il n’est pas non plus d’une autre : s’y exprime une jeunesse millénaire capable de se nourrir de traditions, d’auteurs, de théâtralités diverses.
À l’écoute de la nature et des hommes, cette jeunesse tranche avec celle qu’a récompensé cette année le festival Impatience. Qu’importe : sa rencontre avec les 160 professionnels qui l’ont découverte sur le festival devrait lui donner la chance de sortir de Bretagne où la compagnie de Simon Gauchet est bien implantée. N’ayant jusque-là joué qu’une seule fois à Paris, cette dernière y était quasi-inconnue, de même que sur le reste du territoire. Défenseur de la relocalisation des théâtres, notamment en tant que directeur du théâtre-paysage de Bécherel depuis 2018, n’en abandonnera pas pour autant sa région. Il poursuivra son riche va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs. Entre les racines et la cime.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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