Pour continuer de pratiquer théâtre, musique ou poésie en confinement, chaque artiste a son medium favori. Si la vidéo remporte un franc succès, le téléphone n’est pas en reste. Par l’intimité qu’il offre, cet objet quotidien se fait canal d’expériences littéraires très diverses et singulières. Le Théâtre de la Colline a lancé son opération Au creux de l’oreille, mais d’autres initiatives fleurissent depuis le début du confinement.
« Et rien n’a eu lieu.
Conversations presque superficielles
Les maris, les enfants, les boulots, les voyages
Rien.
Rien de l’essentiel n’a été mis sur la table
De la blessure
À jamais ouverte
Qui n’a pu diminuer
Qui est devenue constitutrice de mon être ».
Extraites d’un texte de Clyde Chabot, A.D.Èle (Amie d’Enfance), ces quelques phrases donnent la tonalité de l’ensemble. Elles renseignent sur son degré d’intime. Sur la part de silences qui traversent ce monologue d’une femme adulte qui, à la faveur de retrouvailles, remue un douloureux souvenir d’adolescence, une vieille trahison. C’est cette parole qui échappe à tous les genres – comme tous ses textes, qui font pour beaucoup l’objet de mises en scène – que Clyde a décidé de partager par téléphone dès qu’elle a découvert le groupe Facebook « Artistes au téléphone » créée dès le 16 mars par l’auteur et metteur en scène Julien Daillère. Dans le but, dit-il dans sa première publication, de « faire connaître les possibilités, pour les artistes et pour les spectateurs/auditeurs, d’entrer en contact par téléphone ». À ce jour, son groupe compte 310 membres. Parmi lesquels, une vingtaine qui offre déjà aux internautes ses services littéraires par téléphone. Pour maintenir l’écriture, et le lien. Clyde Chabot a décidé de reverser la moitié des dons (à partir de 10 euros) récoltés dans le cadre de ses lectures au téléphone au fonds d’urgence Coronavirus Covid-19 de la fondation APHP.
Allô, ici écritures contemporaines
Parmi les écritures proposées en lecture, il y en a pour tous les goûts. L’univers de Julien Daillère, par exemple, est presque aux antipodes de celui de Clyde Chabot. Tandis qu’elle déploie une écriture du for intérieur, souvent proche de l’autofiction, lui s’aventure du côté de la fiction. Depuis Les contes de la petite fille moche (2006), qu’il a longtemps interprété lui-même dans une mise en scène de Patricia Koseleff, il déploie à la tête de sa compagnie La Traverscène des fables aux formes diverses, qu’il livre aujourd’hui par téléphone à qui en formule la demande. Au choix : quelques-uns des contes cités plus tôt, des poèmes de longueur variées, des nouvelles et courts textes de théâtre, ou encore des extraits de textes de théâtre plus longs, tels que Suis-je donc… ? ou un texte en cours d’écriture, Narcisse, la belle révolution. Une dystopie où, après une « Belle Révolution », la jeunesse a pris le pouvoir et instauré une nouvelle République à la tête de laquelle Narcisse est élu pour sa beauté. En amateurs d’écritures fraîches, notre choix s’est porté sur celui-ci. Écoutez.
« JEUNES : Vous, les journalistes. Vous ne comprenez pas. Vous ne pouvez pas parler de nous comme ça. Comme vous parliez des politiciens avant. Ça n’a rien à voir. Ce que nous faisons nous. Là. C’est vraiment plus qu’une révolution !
JOURNALISTES : Aucun humain ne connaissait donc la sélection opérée par le Programme National Informatique d’Evaluation de la Beauté Naturelle qui fut entièrement géré par ordinateur.
JEUNES : Nous ne parlons pas de n’importe quelle beauté. Nous parlons de beauté naturelle. La politique retrouve enfin des racines naturelles.
JOURNALISTES : Ils furent donc près de neuf millions d’habitants, présélectionnés sur des critères d’âge et de santé, à avoir été convoqués dans l’un des centres d’évaluation. L’identité de ceux qui furent désignés informatiquement, comme les sept candidats les plus naturellement beaux du pays, aura été gardée secrète jusqu’au bout ».
Amis de la poésie, bonjour
Notre exploration de ces tout nouveaux territoires téléphoniques pourrait se poursuivre avec Claire Denieul, qui propose tous les jours entre 15h et 19h « un poème, ou bien une nouvelle, ou encore un chapitre d’un roman sentimental qui vous propulsera à l’autre bout de la planète au creux des vagues de l’océan indien ». On pourrait aussi se laisser tenter par l’idée de Marie-Pierre Cattino, qui dans le cadre d’un travail d’écriture « sur la détente, le chaud, les vagues, les roulis… le fracas… », écrit à la demande un court texte à partir de nos descriptions, qu’elle nous livre ensuite par téléphone. Les propositions en la matière étant nombreuses et variées, on opte plutôt pour une parenthèse poétique.
S’il n’a pas été créé en confinement, mais bien avant, le standard poétique du cabinet de poésie générale (03 71 42 00 77) créé par la compagnie TéATr’éPROVèTe du poète Jean Bojko (1949-2018), installée dans la Nièvre, est une curiosité à visiter à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. « Non surtaxée même si vous êtes riche », cette plateforme téléphonique réunit des poèmes d’auteurs célèbres et d’autres un peu moins connus – Apollinaire et Verlaine côtoient entre autres Julos Beaucarne, René Guy Cadou ou encore Ivan Charabara alias Jean Bojko. Pour l’artiste Claire de Sédouy, cet outil « est l’une de nos manières de lutter contre les déserts poétiques, avec les Cabinets de poésie générale que nous ouvrons dans des lieux divers, souvent des commerces, nos spectacles ou encore nos ordonnances poétiques ».
Inspiré du Poetry Brothel né à New York il y a une dizaine d’années, le Bordel de la poésie a lui aussi trouvé dans le téléphone une alternative à ses soirées, organisées pour la plupart à Paris dans des bars, des maisons privées et autres lieux inattendus. Pas de Madame – la maquerelle des soirées – ni de Pimp – autre personnage récurrent du Bordel – au bout du fil, mais seulement une voix, et des poèmes. « Le téléphone ouvre pour la poésie un espace de grande liberté. En n’étant pas confrontée au regard de l’autre, je me sens plus facilement capable de partager mes textes assez charnels, et que je souhaite enveloppants à la manière d’un cocon », dit Zoé Besmond de Senneville, co-directrice de la compagnie avec Rim Battal et membre actif de la toute nouvelle Ligne Rose du Bordel de la poésie. Prenons un moment pour ses mots :
« Today writing one page just writing mon cœur d’or lui l’homme l’étranger l’homme de théâtre le rigolo dans ma tête j’aime oui mais si si si it will yes it smells like excitement but I want I am impatient cet homme-là moi la femme le gêne qui donne le cancer et la juiveté la beauté de l’esprit et mon corps a droit aussi au plaisir et de ne pas être névrosé et puis moi ici je fais du théâtre je suis l’actrice qui joue avec tout ça et c’est mon travail mais mon corps et cette femme et l’angelot alors peut-être c’est lui ou elle moi je crois que c’est elle blessings blessing la vie belle comme je veux avec les choses magiques et moi au centre comme cette page semble longue j’aime je veux aimer (…) »
Un laboratoire de la relation
Derrière la diversité des écritures et des démarches – certains par exemple tiennent à se faire payer, au moins de façon symbolique, d’autres non. Clyde Chabot reversera la moitié des dons perçus au fonds d’urgence Coronavirus Covid-19 de la fondation APHP –, on distingue nettement ce qui rassemble tous les artistes au téléphone interrogés pour cet article : leur désir d’interroger la relation avec le spectateur. Leur envie d’inventer de nouvelles manières de faire du théâtre ou de la poésie, souvent en dehors des institutions. Julien Daillère affirme travailler depuis plusieurs années sur « les marges heureuses » : depuis 2018, il interroge de nombreuses personnes – des artistes, des représentants de lieux, d’associations ou encore d’institutions – pour nourrir sa réflexion. Le choix du téléphone plutôt que de la vidéo, ou d’un autre medium plus récent et interactif, va d’ailleurs pour lui dans le sens de cette marginalité.
Clyde Chabot place également ses premières expériences téléphoniques dans une forme de continuité du travail mené dans ses spectacles autobiographiques Italia et Sicilia, dont les dispositifs sont au cœur du récit. Pour elle, « une voix suspendue dans l’adversité, des silences partagés » sont la manière la plus juste de poursuivre un geste artistique en ces temps de grande fragilité. Enfin, dans leurs efforts pour imaginer des espaces de rencontre entre la poésie et son public, les compagnies TéATr’éPROVète et Bordel de la poésie trouvent dans le téléphone soit un complément, soit un déplacement de leurs pratiques habituelles. Dans tous les cas, on peut être sûr que ces riches parenthèses téléphoniques ne seront pas sans influences sur la suite…
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
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